Linda Bishop

(Il s’agit d’un extrait de mon travail qui résume ma réflexion dans mon carnet de création pour mon livre d’artiste sur Linda Bishop.)

Il y a quelques années, j’ai vu un documentaire qui racontait l’histoire de Linda Bishop, une femme itinérante âgée de 51 ans retrouvée morte en 2008 dans une maison de campagne du New Hampshire qui était alors déserte parce qu’elle avait été mise en vente par la famille. Le documentaire, réalisé en 2016, s’intitule God Knows Where I am. Cette histoire m’a hantée pour diverses raisons que je mettrai en lien dans ce texte avec mon projet de création pour le carnet de réflexion.

            Linda Bishop est une femme qui a une famille. Elle a une sœur, au moins, mais aussi une fille. On la décrit comme une femme qui était très vive d’esprit et énergique. À un moment de sa vie, alors qu’elle était serveuse dans un restaurant chinois, Bishop s’est mis à dire à sa famille que la mafia chinoise et d’autres personnes la poursuivaient et voulaient la tuer. Bishop souffrait d’un trouble de santé mental qui n’a jamais été clairement identifié malgré des séjours en hôpital, mais qui a eu pour conséquence que sa famille et ses amis ont dû se résigner à voir la femme qu’ils connaissaient disparaître de plus en plus. Elle a fait quelques séjours dans divers hôpitaux psychiatriques, mais quand elle en sortait, elle finissait toujours par cesser de prendre ses médicaments puisqu’elle se sentait bien. Elle finissait alors toujours par se retrouver à vivre une vie d’itinérance qui inquiétait ses proches. Lors de son dernier internement, l’hôpital a décidé de la laisser quitter durant l’automne 2007 parce qu’elle refusait tous les traitements depuis un bon moment et qu’ils ne pouvaient alors rien pour elle. Aucun membre de la famille et aucun proche n’a été avisé. Bishop avait interdit de communiquer des informations à une partie d’entre eux, sa sœur par exemple, mais pas tous. L’hôpital a ainsi une part de responsabilité dans les événements qui ont suivi la sortie de la patiente. 

            Bishop a donc quitté l’hôpital, n’ayant avec elle que quelques effets personnels et un très mince manteau ne pouvant clairement pas la protéger de la froideur de l’automne du New Hampshire. Elle a commencé par se rendre à Hoboville, le coin où les itinérants se retrouvaient à Concord, la ville où elle était. Quand le temps s’est assombri, elle a décidé de reprendre la route afin de trouver un abri pour se protéger de la pluie. Elle a découvert une ferme où elle s’est cachée. À force d’observation, elle a constaté que la maison à côté de la ferme était déserte et a décidé d’y entrer en octobre 2007. Elle a vécu en cachette dans cette ferme jusqu’au moment de sa mort en janvier 2008. Elle ne sortait que la nuit afin d’éviter d’être vue par les voisins pour aller chercher de l’eau dans le ruisseau et des pommes dans le pommier jusqu’à ce que tout gèle. Elle a ramassé ce qu’elle pensait être assez de pommes pour survivre jusqu’au moment où elle pensait qu’on viendrait la chercher. Elle a donc survécu plusieurs mois en ne mangeant que des pommes, 12 par jour, et en buvant l’eau du ruisseau, puis de la neige fondue quand le ruisseau a fini par geler. Tous les jours elle lisait les livres qui étaient dans la maison, écrivait dans des cahiers et attendait que Dieu ou Steve, l’homme qu’elle aimait, vienne la chercher, ces figures se confondant à différents moments dans son esprit. On a retrouvé son corps mort étendu dans la pièce la plus chaude de la maison et où il y avait le plus de soleil. Elle avait enlevé ses chaussures et les avait posées à côté d’elle. À ses côtés se trouvaient également les deux cahiers qu’elle avait remplis de son écriture et de ses pensées.  

Motivation du projet et de la démarche (Pourquoi)

            Parce que l’histoire m’a marquée. Elle me hante comme celles de beaucoup d’autres femmes qui ont trouvé des fins tragiques de différentes natures. Je travaille principalement, dans ma démarche artistique, sur des femmes qui ont trouvé la mort à proximité de la communauté, mais à cause d’un échec de celle-ci. Dans le cas de Bishop, il y a échec de la famille, des médecins, du système de soins de santé américain, mais aussi des voisins et des propriétaires de la maison qui, bien qu’ils aient remarqué qu’un fauteuil avait été déplacé dans la maison supposée être inoccupée lors d’une de leurs visites, n’ont pas poussé les recherches plus loin. Ça fait quand même un assez grand nombre de personnes qui auraient pu changer la vie de Bishop. 

Ce sont des questions qui me touchent, parce que nous vivons dans un monde qui insiste beaucoup sur l’importance des droits de la personne, de la dignité humaine, mais aussi de la nécessité d’améliorer les soins en santé mentale alors que dans les faits, la façon dont on traite le plus souvent les êtres humains relève davantage de l’individualisme, de l’égocentrisme et de l’hypocrisie. Il existe de belles personnes et de belles choses. Force est cependant de constater que les personnes aux prises avec des difficultés de santé mentale, voire de simples différences de la norme (l’homosexualité de Kitty Genovese, par exemple), se retrouvent fondamentalement isolées malgré tous les grands discours sociaux publics, ainsi que l’adhérence superficielle à ces discours dont font preuve individuellement la plupart des gens. 

En tant que personne neuroatypique qui souffre de stress post-traumatique complexe chronique parce qu’elle a vécu beaucoup de violence et qu’elle en vit encore, la solitude, voire l’isolement auxquelles confinent ces différences me touche particulièrement puisque je les ai expérimentées de différentes façons, mais j’avais heureusement des circonstances de vie et des ressources qui m’ont permis d’échapper au sort de ces femmes et me le permettront probablement toujours. Je me considère favorisée par la vie, même si je reconnais les efforts que j’ai déployés pour survivre. 

Le cas de Bishop me touche particulièrement en tant que féministe parce que je pense qu’il illustre, à travers la forme et l’objet que ses idées obsessionnelles prenaient, à quel point les femmes sont conditionnées à attendre que les hommes leur donnent de la valeur, voire les sauvent en cas de problème. Steeve, l’homme que Bishop attendait, qu’elle confondait avec Dieu et dont elle espérait le salut, n’avait aucune idée de qui elle était. Elle a construit toute une relation avec lui dans son esprit alors qu’il n’était qu’un client au restaurant chinois où elle travaillait… un homme marié à une autre femme. Elle est morte de faim en attendant un homme qui ne savait même pas qu’elle existait, mais qu’elle avait idéalisé et sur lequel une forme de délire érotomaniaque s’était cristallisé. 

Au moment où j’ai commencé ce cahier, je vivais moi-même une forme d’obsession, mais inversée, au sens où un homme dont je ne voulais pas imposait sa présence dans ma vie et me plaçait en quelque sorte dans l’impossibilité de ne pas penser à lui ni à la douleur du traumatisme qu’il m’avait causé, qu’il ne faisait que réactiver sans arrêt. Je suis en crise aiguë de stress post-traumatique complexe depuis des mois maintenant et j’ai vu, comme elle, mon esprit envahi par un autre, la différence étant cependant que je ne veux pas cet autre, que je n’attends rien de lui, surtout pas de me sauver et que je suis parfaitement lucide. 

4 commentaires

    1. Oui… Je ne pense pas que la situation se serait rendue là si elle avait continué à prendre sa médication ou si l’hôpital avait fait un suivi plus serré à sa sortie. C’est une histoire fascinante, je trouve, malgré son caractère terrible.

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