J’ai toujours rêvé d’aller à Terre-Neuve. En tout cas du plus loin que je me souvienne, c’était là. Comment est-ce possible qu’une enfant rêve à cela, me demanderez-vous… Eh bien c’est lié au métier de mon père, aux voyages que nous faisions, à ce qu’il racontait et à comment nos séjours en forêt peuplaient mon imaginaire. J’ai un imaginaire de mer froide, de sol rocailleux, d’animaux légendaires et symboliques. Je me souviens de comment mon cœur s’est arrêté la première fois que j’ai vu un orignal traversant un lac, son immense panache pouvant broyer la minuscule embarcation dans laquelle nous nous trouvions d’un seul coup. Je me souviens de comment je trouvais que les caribous avaient une belle barbe quand j’étais jeune, de la sensation du duvet protégeant leur panache sous ma petite main, de la différence avec celle du panache dénudé. Ils sont mes cervidés préférés. Un jour, je raconterai mon enfance que j’aime qualifier d’épique, même si nous savons qu’elle a aussi été difficile. Mon père m’a aussi donné des choses infiniment belles et rares, à sa façon.
Donc j’ai toujours rêvé d’aller à Terre-Neuve. J’ai aussi toujours aimé faire de la photographie, mais il y a seulement quelques années que je me suis donné le droit d’explorer davantage et de me payer un équipement qui fait un peu de sens pour travailler. Quand j’ai ouvert un compte Instagram, c’était surtout pour ce blogue, mais j’en ai ouvert un personnel en même temps. Comme on sait que les humains me dépriment souvent, j’ai rempli mon compte d’abonnements à des comptes de photos d’Écosse et de Terre-Neuve. Et il y avait cet homme, R., qui faisait de magnifiques photos. Je ne sais plus pourquoi ni comment, mais à un moment donné nous avons commencé à nous écrire. Nous parlions surtout de logiciels photos et de techniques que nous apprenions en parallèle puisque je suivais un cours et que lui apprenait aussi de son côté, alors que je pensais qu’il était photographe professionnel… Au fil du temps, les conversations sont devenues plus personnelles et un jour, un homme m’a encore blessée. Alors que je lui racontais ce qui était arrivé pour savoir ce qu’il en pensait, il m’a arrêtée. J’ai vu apparaître (en anglais mais je vous les traduits) ces mots sur l’écran de mon téléphone : « Je ne sais pas si je suis la meilleure personne pour te répondre. Je ne comprends pas vraiment les hommes cisgenres. En fait, je ne m’identifie pas comme un homme. Est-ce que c’est un problème? ». Je n’avais jamais vu R. Son profil ne contenait aucune photo et la seule que mes recherches curieuses et indiscrètes sur Google m’avaient fait découvrir me montrait un homme plus âgé qui était pour moi devenu le visage de R. Je n’ai pas l’habitude de parler à des hommes inconnus invisibles sur le net, rassurez-vous, mais comme nous parlions seulement de photographie jusqu’alors et que le lien s’était créé naturellement, ça ne me semblait pas tellement grave de ne pas lui voir la face… Il était loin. Je n’avais qu’à le bloquer s’il faisait des choses déplacées.
J’ai regardé l’écran. Réfléchissant. Pas à si c’était un problème, parce que ce n’en était pas un, mais à pourquoi c’était la première fois que je lisais/entendais ces mots. Je suis née dans les années 80. Une époque où des hommes poilus à moustaches se promenaient en camisoles et shorts d’aérobie très courts (Ayant eu ma première curiosité pour le sexe opposé en regardant Tom Selleck et Kevin Kline sur la télé de mes parents, je suis encore une grande fan des magnifiques moustaches). Une époque où Depeche Mode chantait des chansons pop sur le sadomasochisme. Une époque où il y avait aussi des personnes au genre ambigu sur les écrans et dans les radios et où nous écoutions Boy George dans la voiture lorsque nous partions en forêt. J’ai été très jeune au courant de l’existence des personnes trans. Je me suis aperçue que bien que j’aie classé leur existence comme naturelle et normale dans mon cerveau, ce qu’elle est, mes connaissances s’étaient arrêtées à un certain point et elles étaient comme un peu disparues de mon imaginaire, ces personnes. Pauvre R. qui attendait ma réponse… Puis, mais pensé qu’en fait, j’avais de plus en plus de jeunes personnes trans dans mes cours. À la fois comme élève et comme enseignante et je me suis demandé pourquoi (Je répondrai à cela bientôt, mais je tiens à préciser que contrairement à ce que certains idiots racontent, ce n’est pas une question de mode…). J’ai finalement répondu à R. que non, il n’y avait pas de problème alors qu’en fait, il y en avait un. Pas avec le fait d’être en conversation avec une personne trans, pas du tout. Le problème était que je me sentais soudainement complètement ignorante d’une réalité et ça c’est un sentiment que je ne ressens pas si souvent et que je déteste profondément.
R. habite une petite ville, qui est une grande ville pour sa province, mais qui est une petite ville en comparaison de Montréal. Elle (Puisque c’est elle et non il, contrairement à ce que j’avais d’abord cru…) est pharmacienne et doit souvent se déplacer dans des villages pour pratiquer son travail là-bas. Elle ne l’avait pas encore dit à beaucoup de personnes. Je me suis sentie heureuse qu’elle me fasse assez confiance pour me le dire. En même temps, j’imagine que c’était plus facile de le dire à la petite créature noire ouverte, sensible et, surtout, éloignée que je devais à ce moment représenter pour elle qu’à ses proches. Puis la pandémie est arrivée et R. a pris la décision d’aller de l’avant avec sa transition. Je me considère incroyablement privilégiée d’avoir pu l’accompagner probablement très maladroitement, mais toujours avec respect et amour, je pense, dans cette immense aventure pleine de tristesse, de violence, de rage, d’incompréhension, mais aussi et surtout de beauté provenant du fait d’enfin se rendre à soi-même, de se laisser vivre, exister comme on est, peu importe les conséquences qui devraient s’ensuivre et l’incompréhension des imbéciles fermés.
Je continue bientôt ce récit de comment j’en suis venue à choisir le sujet du cours que j’ai enseigné cet automne et qui a tellement enrichit ma vie que je pense que je n’en finirai jamais d’être reconnaissante d’avoir parlé à R. ce jour-là, à partir d’une de ses magnifiques photos. J’ai eu sa permission pour mettre ses beaux yeux ici, oui. J’expliquerai aussi en quoi ça a été un tour de force, mais j’annonce que ça a rapport avec l’intensité du travail que ça m’a demandé et la richesse des interactions que cela a permis avec les élèves.
À bientôt!
