C’est rare que ça m’arrive, mais cette semaine, je me suis sentie un peu amère. Je suis très fatiguée. C’est peut-être en bonne partie pour cela. Je ressens une forme d’épuisement affectif. Un épuisement de ma patience. Un épuisement d’être soumise à n’importe quoi qui passe par la tête des autres. C’est effectivement épuisant. Je trouve ça souvent plus épuisant que nourrissant, vivre en société. J’enseignais cette semaine l’essai La ville féministe de Leslie Kern. Un livre fondamental et magnifique, un livre précieux. Il m’a fallu trouver la patience de rester calme face à un élève qui essayait de ridiculiser le propos de l’autrice. C’est ça aussi, être féministe et enseigner, savoir qu’on est limitée dans la réponse qu’on peut donner, surtout dans le ton de celle-ci, mais il y a quelque chose d’infiniment épuisant dans le fait de devoir rester calme et de trouver les bons mots pour expliquer à un jeune homme, en 2022, qu’il y a peu de chances que, vu sa formation et son âge, il en sache plus que moi et que l’autrice qui est urbaniste et professeure d’université sur le sujet dont elle parle. Je ne peux pas juste répondre : « La madame est urbaniste, pas toi. Tais-toi et apprend. », même si l’envie me traverse parfois. C’est quelque chose qui arrive de moins en moins souvent, mais qui arrive encore. Jamais ils ne questionnent l’autorité des hommes. Pourtant ils se permettent de nous le faire très souvent, voire de nous parler comme si nous étions des idiotes ou des enfants. J’aimerais ça, parfois, pouvoir changer de place avec eux et qu’ils sachent vraiment ce que c’est, au quotidien, d’être une femme. J’aimerais qu’ils fassent l’effort d’essayer de le comprendre, plutôt que de renvoyer nos textes à de la « littérature de bonne femme » alors que nous écrivons ces textes de « bonne femme » afin de leur faire comprendre notre expérience du monde. Ils passent à côté. Complètement. Ils perdent beaucoup. Je pense qu’il y a plusieurs raisons à cela, incluant la peur… ou plutôt plusieurs peurs. Entre autres celle de perdre leurs privilèges, mais aussi celle de voir apparaître le fait qu’ils participent, plus ou moins consciemment, à une maltraitance subtile, mais indéniable, des femmes.
Je ne pense pas que ce jeune homme est méchant ou quoi que ce soit d’autre de négatif. Je pense qu’il est le produit du monde dans lequel nous vivons. Je pense qu’il est assez intelligent pour arriver à comprendre les mensonges qui lui ont été appris et pour déconstruire le type de posture masculine dans laquelle il a grandi. Il est très intelligent. C’est un très bon élève. C’est pour ça que je sais que je dois lui répondre calmement. Je dois me souvenir de son âge et de tout ce qu’il a à vivre et apprendre encore. Si on ne lui dit pas ces choses dont les hommes ne font jamais l’expérience ou presque, il ne pourra jamais les apprendre. Quand on est une femme dans un milieu intellectuel, on sait pertinemment qu’on ne peut pas se permettre de dire n’importe quoi ou de même y aller approximativement dans la façon dont on exprime les choses. On le sait, parce qu’on sait qu’il y aura toujours une véritable armée d’hommes consciemment ou pas misogynes qui a intégré l’idée que nous, et donc nos propos aussi, leurs sommes inférieures et qui viendra nous rentrer dedans pour détruire notre travail. Il y en a qui le feront même s’ils ont factuellement tort. Nous devons vivre avec cette pression constante alors qu’on accepte, encore aujourd’hui, beaucoup plus facilement que les hommes savent automatiquement de quoi ils parlent, et ce, même quand cette croyance n’est absolument pas fondée.
Je me souviens d’un événement en particulier où une femme dont je respecte normalement l’intelligence avait écarté, me coupant la parole sans gêne, mes commentaires pour se tourner vers un homme présent en lui disant que lui était un vrai expert de Stephen King (alors qu’elle ne sait rien de mes connaissances sur ce sujet) et qu’il devait donc savoir mieux que moi la réponse réelle aux questions qu’elle se posait. La réponse qu’il a donnée était complètement, absolument, factuellement fausse et il l’a donnée sans hésiter une seule seconde, sans douter de lui. Je me souviens d’avoir ressenti une forme de pincement de colère, mais devant les yeux admiratifs et naïfs qu’elle posait sur lui et le fait qu’elle m’ignorait complètement, j’ai surtout ressenti de la tristesse pour elle et pour les femmes en général puisque oui, les femmes font ça aux femmes aussi…
Après le commentaire naïvement déplacé en classe, j’ai lu un article qui était une interview de Martine Delvaux où elle disait quelque chose de l’ordre du fait que la force des féministes, c’est qu’elles savent qu’elles doivent et sont capables de répéter les mêmes choses à l’infini jusqu’à ce qu’elles soient entendues. Et oui, je pense qu’il faut accepter ça quand on est féministe. Il y aura toujours des blasés qui diront que ça a déjà été dit… mais le critère de la nouveauté n’est plus un critère pertinent dans les arts ni dans le monde intellectuel depuis longtemps déjà… Ça commence donc à dater, vos commentaires négatifs faciles… Il y a aussi que même si les choses ont été faites et dites, elles n’ont jamais été faites et dites par cette personne en particulier et c’est peut-être la formulation d’un propos déjà dit par une nouvelle personne qui fera que plus de personnes accéderont à une plus large compréhension et que les choses changeront plus rapidement un jour. Donc oui, il faut répéter les mêmes choses… tout en les présentant de différentes façons et le faire le plus calmement et constructivement possible puisque beaucoup de personnes craignent de se remettre en question et ont peur du changement.
Au-delà de la réaction du jeune homme mentionné, les réactions étaient en fait très positives. Plusieurs jeunes hommes se sont arrêtés devant mon bureau à la fin du cours pour me dire que c’était vraiment intéressant et me remercier. Ce sont principalement des jeunes hommes non blancs qui ont fait ça et je pense qu’ils l’ont fait parce que j’insiste beaucoup, depuis le début de la session, sur le fait que les femmes ne sont pas les seules à vivre ce type d’oppressions. Elles sont le lot de toutes les minorités. Ça m’a fait plaisir de voir qu’ils comprennent de plus en plus, ne serait-ce qu’intuitivement, l’importance de l’intersectionnalité et le fait que plusieurs catégories d’êtres humains partagent des oppressions même si elles sont parfois vécues de façons différentes et pour des raisons différentes. Ils comprennent de plus en plus que ce n’est pas une question de clans opposés, mais plutôt une question d’ouverture d’esprit et un travail d’équipe qui sont nécessaires afin de changer les choses.
Donc ça, ça m’a rendue heureuse et soulagée un peu, mais ce qui m’a vraiment comblée, ce sont les regards des filles. Quand on enseigne le type de cours que j’enseigne, on voit leurs corps se redresser au fur et à mesure que la session avance, on voit leurs regards briller de plus en plus, on les voit commencer à sourire de comprendre qu’elles ne sont pas seules ni folles de vivre et ressentir les choses qui leur arrivent. Je n’arriverai pas à leur épargner toutes les souffrances auxquelles elles seront inévitablement confrontées dans leur vie. Mon seul espoir est qu’elles vivent des choses différentes de celles que j’ai vécues, au moins un peu différentes. Que mes efforts pour les faire se sentir visibles et pour réveiller les jeunes hommes dans mes cours soient utiles, au moins dans leur vie quotidienne, même si c’est seulement sur le plan individuel. C’est toujours un peu pour ça que je me bats, moi, en tout cas… Pour ne pas que d’autres femmes aient à vivre ce que j’ai vécu et ce que je vis encore trop souvent malheureusement ou encore, simplement, qu’elles soient moins seules alors qu’elles les traversent. Qu’elles ne soient pas seules comme je l’ai été.
Je me suis vue changer ces dernières années. J’ai été, je dirais jusqu’à la mi-trentaine, une femme qui accordait trop d’importance au regard masculin, mais aussi au regard des autres en général. J’ai été une femme qui attendait des hommes et des autres qu’ils lui confirment sa valeur. Une femme qui est longtemps passée à côté de sa vie pour se perdre dans ce qu’elle pensait qu’elle devait être pour plaire aux autres. Il y a quelques années, j’aurais eu de la difficulté à l’admettre, mais ne pas l’admettre m’empêchait d’avancer. Ça a été un long processus de me libérer réellement et sur tous les plans, me libérer comme personne et non seulement au simplet plan sexuel puisque souvent l’image de la femme libérée est stupidement seulement associée à la sexualité. La libération doit être beaucoup plus profonde. Il est infiniment long de se libérer des mensonges qu’on nous raconte sur les femmes. Il est infiniment long de donner le droit de vie à toutes les versions de nous enfouies en nous, surtout quand on a grandi et vécu auprès de personnes qui nous faisaient honte d’exister. Je n’ai pas fini.
J’ai longtemps été une personne qui se détournait des personnes qui auraient pu l’aimer plus sainement que celles qu’elle choisissait. Je ne suis plus cette femme-là. J’ai payé très cher cette leçon, mais je l’ai apprise et je ne l’oublierai jamais plus. Le ciel me dit que l’avenir peut être plus beau.
J’arrête ici même si j’ai encore beaucoup à dire parce que c’est assez long comme ça pour le moment. Je me fais tatouer par la belle Ola Kaya ce samedi. J’ai très hâte! Ce sera très douloureux, mais très beau aussi. Je me fais tatouer parce que ça m’aide à intégrer mon histoire et mes souffrances. Pas pour être branchée! Donc gardez vos commentaires dénigrants pour vous si vous en avez…
Bonne journée et à bientôt!
