
J’aurais aimé avoir une conversation calme pour en quelque sorte éclaircir la situation. Ce serait plus sain que le fait d’être dans le satané silence où je suis coincée en ce moment avec toutes mes questions. J’aurais aussi aimé avoir cette conversation avant de retourner au travail, afin de me sentir plus libérée ou disponible intérieurement pour la tâche qui m’attend. Il est cependant difficile d’imaginer que cela se produira. Difficile d’assumer aussi, après la situation dans laquelle il m’a placée, que j’ai ou que ce que ça m’a fait peut avoir de l’importance pour lui. Le mieux est probablement que je règle ce que je peux de mon côté et que je laisse aller le reste, ce qui ne m’appartient pas dans la situation. Au fond il m’a placé dans la même situation que lui: quelqu’un qui essaie d’avancer dans sa vie après avoir été blessé.
J’ai dit, dans un des billets précédents, que les traumatismes entourant les viols que j’ai vécus sont intégrés. C’est vrai dans la mesure où je ne suis plus réactive lorsque je suis exposée à des représentations ou des discussions portant sur le viol. Je préfère être efficace que fuyante devant la violence. Il y a cependant quelque chose qui n’est pas intégré. C’est le fait d’avoir été utilisée comme une chose. Je ne sais pas si c’est vraiment possible d’intégrer cette expérience. Lors des deux agressions, j’étais inconsciente. Ces deux hommes n’ont probablement jamais pensé à ce que cela pourrait me faire intérieurement d’être utilisée de la sorte. Et il y a une forme d’horreur en moi qui persiste et dont je ne sais pas réellement si elle peut être dépassée. Je sais que je peux vivre avec au quotidien quand je me sens en sécurité. Je sais aussi que je suis très forte d’être arrivée à dépasser ces situations tout en étant capable de me montrer à nouveau vulnérable et capable d’aimer. Cependant, quand on me fait vivre une situation où mon importance est diminuée et/ou il y a un risque que je sois utilisée, l’horreur repointe son nez et c’est probablement ça qui déclenche les crises de stress post-traumatique.
Je reste donc extrêmement sensible à toutes les situations qui me rappellent de près ou de loin cette expérience d’être utilisée. Le fait que l’autre ne se soucie pas de comment ses actions ou son comportement vont m’affecter. Les cyniques diront que tout le monde utilise tout le monde, mais ce n’est pas réellement vrai, hein? C’est juste une façon d’excuser eux-mêmes leur comportement de merde et de ne pas avoir à faire d’efforts ni à se poser des questions. Ce qui est lâche dans bien des sens.
Ma belle-sœur était fâchée et me disait que c’était facile pour lui puisqu’il avait le beau rôle avec son cœur brisé et qu’il pouvait utiliser ça pour excuser son comportement (à ses yeux à lui). Je ne suis pas d’accord. D’abord, il n’a pas seulement le rôle de la personne avec le cœur brisé. Il a aussi le rôle de la personne qui m’a blessée, peu importe ses intentions initiales. Aussi, le fait d’avoir le cœur brisé n’excuse pas le fait de blesser les autres. Ça veut seulement dire qu’il n’a pas réfléchi avant de m’entraîner dans sa souffrance. Il n’a pas pensé à comment ça m’affecterait moi, ce qui est un scénario très commun dans ma vie. Certains diront qu’il ne pouvait pas savoir que j’étais si mal en point. C’est un peu faux dans la mesure où je lui ai dit dès le début de la soirée une partie des choses que j’ai vécues, qu’il a peut-être choisi de minimiser comme bien des gens font, et aussi par le fait que passé 40 ans, c’est pas mal plus safe d’assumer que l’autre porte de la souffrance aussi en son sein. C’est plus réaliste que d’espérer que l’autre soit un genre de page blanche qui peut être utilisée par nous comme bon nous semble et qui doit nous faciliter la vie pour soulager notre souffrance. J’ai de l’empathie pour son cœur brisé, mais en même temps j’ai beaucoup de colère et c’est un peu difficile pour moi de me contenter de cette excuse. Pour moi, le fait d’avoir le cœur brisé n’excuse rien. Il explique seulement pourquoi il a peut-être temporairement été plus égocentrique, mais je ne suis pas capable de trouver que c’est donc triste pour lui qu’il ait à subir ça. Je dois travailler là-dessus. Ça vient en partie de l’intensité des violences que j’ai traversées et à côté desquelles un simple cœur brisé me semble parfois un peu triste, mais pas la fin du monde finalement. Ça vient aussi du fait que souvent les gens considèrent mes réactions comme des preuves de faiblesse. Ça crée une frustration qui fait qu’il y a une part de moi qui est très dure aussi… J’ai souvent envie de dire ces mots aux gens qui veulent que je croie que ce qu’il font n’est pas leur faute parce qu’ils souffrent : Si tu es encore capable de ne pas utiliser les gens et d’aimer après t’être fait défoncer le cul alors que tu étais inconscient et couvert de vomi, alors, et alors seulement, je te considérerai comme aussi fort que moi. En attendant, ce que tu me fais, c’est ton choix et ta responsabilité.
Au quotidien, oui, je suis capable d’empathie pour les souffrances des autres. Je suis peu capable d’empathie envers les gens qui m’ont fait beaucoup de mal, même si je peux imaginer rationnellement l’état dans lequel ils sont et ce qu’ils ressentent. Ma porte se ferme quand on me demande de penser que ces souffrances justifient qu’on me maltraite et qu’on me manque de respect. Mais bien sûr souvent les gens ne pensent pas à l’autre qu’ils voient plutôt comme une coquille vide… ce qui crée le genre de situation que je vis en ce moment. Je vous laisse pour aujourd’hui sur les mots du magnifique David Wojnarowicz :
