Nos corps de Christ

            Je me suis volontairement abstenue d’écrire sur l’actualité concernant les agressions et l’avortement ces derniers temps. En bonne partie parce que je ne sais plus toujours quoi dire et que mes émotions prennent un peu trop le dessus sur ma raison même si je sais que les émotions, à un certain degré d’intensité, peuvent nous aider à réfléchir. 

            Une autre raison qui fait que je ne me sens pas si à l’aise d’écrire est que je me sens en position d’imposture pour ce qui est de l’avortement, qui est une chose que je n’ai jamais vécue. Je n’ai jamais désiré d’enfants (au-delà de me dire un fois ou deux que nous aurions de beaux enfants si nous le désirions quand je fréquentais un homme ou une autre, un en particulier, mais les pauvres enfants auraient souffert beaucoup au-delà de leur éventuelle beauté…) et je ne peux pas en avoir. J’ai probablement trop de principes, mais ça fait toujours que je me sens un peu fausse quand je parle de maternité. L’expérience que j’en ai eu en tant qu’enfant n’est pas non plus une version sur laquelle s’attendrir, même si ma mère avait bien sûr aussi des qualités, peu importe tout ce que j’ai dit d’elle. Le fait que sa présence dans ma vie soit dangereuse pour moi me rend difficile l’empathie qu’une autre personne pourrait avoir à son endroit et j’en suis bien consciente. Elle a souffert beaucoup, oui, mais ça reste une donnée rationnelle pour moi. Je ne peux pas atteindre une forme de tendresse émue qui irait au-delà de ce qu’elle m’a fait. Pas à ce stade-ci de ma vie en tout cas. La maternité ne représente pas du tout pour moi l’espèce d’enveloppement chaleureux que je détecte parfois chez les autres et qui me reste inconnu. 

            Plus jeune, j’étais terrorisée de tomber enceinte. Je prenais la pilule et j’insistais pour mettre le condom, mais quand même, au moindre doute, je courais chercher la pilule du lendemain. Tomber enceinte me semblait la pire horreur qui soit. Cette peur est assez facile à expliquer, mais avant de le faire, je précise quand même que je n’ai aucun jugement négatif face aux femmes qui décident d’avoir des enfants. Tout est toujours affaire de circonstances. J’ai grandi dans un univers où j’étais ce qu’on appelle un enfant parentifié, c’est-à-dire un enfant qui joue le rôle de parent pour ses propres parents. Ça arrive plus souvent qu’on pense. Tout le monde était sommé de cesser d’exister et de s’effacer devant les besoins et envies de mon père. Ce n’est pas une exagération. Nous avons en quelque sorte vivoté autour de lui pendant les 19 ans que j’ai passés dans sa maison. Nous étions plus responsables et plus matures que lui. Nous n’avions aucun besoin. Quand j’en suis sortie, je n’avais aucune idée de qui j’étais ni de ce que je pouvais vouloir dans la vie. Je savais encore moins me le demander. J’étais convaincue de n’avoir aucune importance. C’est seulement avec la thérapie que j’ai pu commencer à m’intéresser à mon intériorité et à ce que je veux pour ma vie, chose qui est parfois encore confuse, mais de moins en moins.   

            Ce n’est pas de l’égocentrisme. Parfois les gens me disent que je ramène les choses à moi. Bien sûr que je le fais, puisque je pense à partir de ce que je sais et de mon expérience comme tout le monde. La différence étant que j’en suis consciente et que je sais toujours que je ne parle qu’en mon nom. Cette conscience-là est rare, selon ce que j’ai pu constater. Les personnes qui me reprochent cela sont souvent les plus égocentriques que j’ai vues de ma vie, alors qu’elles pensent être tournées vers les autres. J’ai plutôt tendance à faire des choses pour les autres sans qu’ils s’en aperçoivent, parce que je ne ressens pas le besoin de souligner tout ce que je fais et aussi parce qu’on m’a appris à m’effacer, à m’accommoder, sans me plaindre… Chose qui m’a à la fois nuit et servie dans la vie. 

            Avoir un enfant, pour moi, ça voudrait dire encore effacer ma vie pour quelqu’un d’autre et honnêtement, je n’en ai pas envie. Ça fait si peu longtemps, environ seulement trois ou quatre ans, que je vis enfin ma vie. Avant elle a toujours été effacée derrière celle des autres. Je ne pense pas que je supporterais ça encore… et je me connais… je ne pourrais pas ne pas tout donner à un enfant, ce qui inévitablement me replacerait dans la même position où j’ai vécu pendant les 37 premières années de ma vie… J’ai eu aussi peur longtemps de reproduire la violence que j’avais vécue, et ça, j’ai su dès un très jeune âge que je ne me le pardonnerais jamais. Je donne quand même à des enfants continuellement… les enfants des autres. Je pense que ça compte. 

            Il reste que ça m’a quand même remplie d’horreur, comme femme, de voir le droit à l’avortement disparaître comme ça, à la suite d’un simple vote. J’ai pensé aux autres femmes. J’ai pensé aux pauvres enfants qui naîtraient dans ces circonstances… Aujourd’hui, je suis passée près de la frontière américaine et comme je ne conduis pas souvent, j’ai été complètement terrorisée à l’idée de me placer dans la mauvaise voie de circulation, comme si une force insurmontable allait me traîner vers ce pays qui me manque parfois, mais dont j’ai cruellement peur depuis quelques années. J’ai eu l’impression que mes tripes allaient se vider sur le siège de terreur… Donc ça m’affecte aussi, oui, profondément, même si je me sens en contrôle de mon rapport à la contraception. J’ai ma propre scène d’horreur aussi dans laquelle s’il fallait que ça se produise ici, compte tenu de la difformité de mon utérus, je devrais vivre des fausses couches infinies auxquelles je ne sais pas si je survivrais, moi qui suis anéantie par la mort d’une perruche… et presque complètement morte du décès de mon chien où j’ai eu physiquement l’impression qu’on m’avait arraché l’utérus alors que je regardais son petit corps inerte sur la table. Heureusement qu’il y avait Cassius et j’ai pu me concentrer sur la route et éviter l’épouvantable frontière…

            Je n’ai pas écrit sur les agressions non plus parce que j’en ai tant dit déjà et aussi parce que je suis en train d’écrire un texte pour un magazine féministe où j’essaie d’articuler le rapport entre les effets des agressions sexuelles, la représentation épouvantable qu’on en fait dans les médias et le peu de cas qu’on en fait dans le réel. Elle est mince, la ligne sur laquelle il faut marcher pour transmettre le fait que non, je ne pense pas que le fait d’avoir été agressée a détruit ma vie, et le risque que mes propos soit perçus comme une banalisation des agressions sexuelles, ce qui n’est jamais mon intention. Mon texte est lié à comment je pense que le travail sur moi que j’ai fait suite à mes agressions m’a rendue plus libre que bien des femmes qui n’ont jamais été agressées, ou qui l’ont été en le cachant et n’en parlant jamais… mais tout cela est très délicat à articuler pour ne blesser personne et ne pas nuire à la cause. Je pense quand même que c’est un texte important, au moins pour moi, parce qu’il est porteur d’espoir… d’un immense espoir. 

            Mais voilà, oui, derrière mon silence récent, je ressens moi aussi de la rage, de la terreur, de l’impatience, de l’incompréhension, de la lassitude et… J’ai l’impression que mon corps est un vieux bout de pain christique que tout le monde veut se partager, voire qu’ils se battent pour avoir le dernier morceau. À la fois divinisé, rabaissé, torturé, le corps des femmes souffre tant. Mon corps et mon cœur ont mal.     

(Ce n’est peut-être pas une église de la bonne confession sur la photo… mais je ne sais plus quoi mettre… et je n’ai pas accès à tous mes trucs, sur la route…)

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