
Je suis née dans une famille où plusieurs personnes avaient des problèmes qui n’avaient jamais été adressés. Certaines personnes diront que c’est commun. C’est vrai en un sens, mais il y a quand même des degrés de gravité. Il ne faut pas oublier non plus que ce n’est pas à vous de juger comment un événement vécu affecte quelqu’un. J’assume, et c’est ce que je vais démontrer même si je n’ai rien à prouver à qui que ce soit, que je m’en suis vraiment bien sortie malgré ce qui m’est arrivé. J’écris ce billet pour dénoncer que les gens oublient ce que j’ai vécu, qu’ils sont souvent incapables de faire des liens entre les événements et les comportements et qu’ils en exigent trop de moi.
Je vais donc essayer de faire un résumé de tout ce qui m’est arrivé depuis ma naissance pour rendre les choses plus claires, pour mettre en perspective, pour que vous n’ayez pas à relire le blogue dans son entièreté pour comprendre, peut-être, c’est mon espoir, les difficultés qu’il y a pour moi à être en relation, mais aussi à excuser les comportements des autres et leurs difficultés qu’on assume toujours étrangement être pires que les miennes.
Je suis donc née dans une famille où il y a un père ayant un trouble de personnalité narcissique. Ce trouble ne consiste pas seulement à parler toujours de soi, contrairement à ce que bien des gens pensent… ni être amoureux de soi-même. Les gens sous-estiment à quel point être dans une relation avec une personne souffrant de ce trouble peut être destructeur pour les autres autour et peut s’infiltrer dans chacun des recoins de votre être et vous affecter à vie. Donc d’un côté j’avais un père comme ça. De l’autre j’avais une mère convaincue qu’elle n’avait aucune valeur en elle-même, mon père la valorisant et la détruisant alternativement selon ses besoins envers elle, une mère qui a cru ce qu’on lui a dit, une mère qui s’est dévouée à son époux d’une façon qui ressemble à celle des années 40 ou 50, malgré le fait qu’ils se soient rencontrés dans les années 70, époque où le féminisme existait déjà. Les idées prennent du temps à faire leur chemin et encore faut-il y être exposé afin qu’elles puissent affecter notre vie. Ma mère ayant peu d’instruction et s’étant toujours fiée aux autres pour lui dire quoi et qui être n’a pas vraiment bénéficié des avancées que le féminisme aurait pu lui permettre. Je suis tout à fait consciente qu’il s’agit de deux personnes qui souffrent énormément. Je comprends leur histoire. J’ai droit à ma colère et ma souffrance aussi.
Qu’est-ce que cela signifie dans les faits? Cela veut dire que je n’ai jamais eu le droit d’avoir des besoins. La plupart des gens assument que les enfants sont aimés. Que les parents répondent aux besoins des enfants. Qu’il y a une forme de bienveillance qui les entoure dans leur existence dès le moment de la naissance et leur parcours dans la suite des choses. Ce n’est pas le cas pour tous les enfants. Je n’avais pas le droit d’avoir faim. Je n’avais pas le droit de ne plus avoir faim si mon père voulait qu’on trouve bon ce qu’il faisait. Je n’ai pas connu mes signaux de satiété jusqu’à l’âge de 38 ans. Je n’avais pas le droit de ne pas aimer quelque chose. Je n’avais pas le droit de faire du bruit. Je n’avais pas le droit d’être heureuse indépendamment des autres ou je me faisais gâcher mon plaisir. Les seules choses que j’avais le droit d’aimer, c’était de lire et de ne pas faire de bruit. Il m’a été demandé, à un très jeune âge, d’être aussi raisonnable, reconnaissante et effacée qu’une personne âgée oubliée dans un CHSLD. Ou pire, un objet. Quelque chose de sans vie qui ne demanderait jamais rien, ne poserait aucune question, ne contredirait personne, ne bougerait pas, n’aurait pas envie de pipi au mauvais moment. J’ai été un être dont on voulait qu’il se conforme absolument aux besoins et attentes des autres. Quand ce n’était pas le cas, j’étais punie, ignorée, reniée (Je ne compte plus le nombre de fois où mes parents m’ont dit que je n’étais plus leur enfant pour des raisons qui, somme toute, correspondent seulement à des besoins de base des enfants.) J’ai donc grandi en pensant que l’amour était une chose à la fois complètement étouffante où je risquais de disparaître et quelque chose d’extrêmement fragile qu’on pouvait me retirer à n’importe quel moment où je n’aurais pas satisfait aux attentes et besoins des autres, à comment ils voulaient que je sois.
Je devais aussi être plus raisonnable que mon père. On m’a appris très jeune que jamais, au grand jamais, il ne fallait questionner les besoins d’un homme et que tous leurs caprices étaient, en un sens, excusables, au risque de finir seule si jamais j’osais ne pas répondre adéquatement, ne pas deviner les besoins de monsieur. Ces besoins allaient de choses apparemment superficielles, comme le fait de devoir me contenter, enfant, des Jelly Bean noires parce que mon père ne les aimait pas et que c’était donc elles qu’il nous donnait, à des choses plus extrêmes comme les tentatives de me faire croire que j’avais halluciné des événements entiers parce qu’il ne voulait pas que ma mère sache ce qu’il avait fait pendant son absence. Mine de rien, ça perturbe profondément un enfant quand on joue avec son cerveau comme ça. Les enfants n’oublient pas. Ils gardent en eux les traces des abus, qu’ils le sachent ou pas. J’ai donc toujours douté de moi et de mes perceptions. Nous n’étions presque pas touchés non plus. Il y avait constamment des armes dans la maison. Un père qui pouvait passer d’être heureux et chanter des chansons à briser le mur deux secondes plus tard pour une raison infiniment superficielle qui avait rompu son désir que tout soit toujours comme il le désirait.
Donc imaginez tout ce que vous pensez qu’un enfant doit avoir pour grandir sainement et ensuite assumez que je ne l’ai pas eu. À part un toit et des choses. Parce que c’est comme ça qu’on montrait l’amour chez moi : en donnant de l’argent ou des objets. Je suis consciente qu’ils ne pouvaient pas donner ce qu’ils n’avaient pas eu. J’ai grandi en étant extrêmement apeurée, renfermée, étrange pour les autres enfants qui n’avaient pas le même développement et… J’avais peu d’amis. Il n’y avait pas de place pour ça chez moi. Je devais constamment vivre avec une menace planant au-dessus de moi. J’ai appris très vite à me plier aux désirs des autres, à les satisfaire. Je ne savais pas, bien sûr, que j’étais neuroatypique. Mes parents non plus évidemment… mais ça m’a aidée d’une certaine façon, d’une façon qui parfois me nuit aujourd’hui. J’ai cette capacité de deviner ce que les autres veulent. Je sais lire les micro-expressions du visage comme une espionne parce que ma vie en dépendait. Il fallait savoir sentir venir la crise à travers une crispation de lèvres, un mouvement de sourcils, un regard accusateur. Je suis certaine que si on m’avait fait passer des tests, on aurait découvert que même enfant, mon système nerveux était déjà complètement survolté et brisé. Mais le fait d’être douée, ça m’a fait développer une capacité d’adaptation incroyable aux circonstances extrêmes… comme la pandémie, par exemple… Je ne suis pas bizarre, de ne pas avoir tant souffert des mesures sanitaires. J’ai simplement eu à appliquer un savoir que j’avais depuis ma naissance : comment survivre sans que nos besoins soient assouvis.
Je n’ai pas pensé qu’il soit même minimalement possible de m’aimer avant l’âge de 37 ans. Je regardais les autres commencer à avoir des relations. J’ai vécu des initiations glauques à certaines choses qui se passent de façons plus saines dans le développement des autres. À l’adolescence, j’ai eu un mouvement de révolte. Comme tout être réifié, j’avais accumulé beaucoup de colère. Je ne me suis pas passivement soumise à ce que l’on attendait de moi. Je me suis au contraire révoltée, mais c’est moi que j’ai essayé de détruire et non les autres. J’ai eu de nombreux échecs dans ma volonté de simplement prendre contact avec les autres. Les autres me trouvaient bizarre et me le disaient et je les croyais bien sûr parce que j’étais déjà pleine de honte toxique à 13 ans et je pensais être affreuse et même pire qu’affreuse, répugnante littéralement. Je pensais qu’il fallait être exceptionnelle pour être aimée et comme on avait craché sur tout ce que j’étais depuis l’enfance, j’étais bien loin d’être convaincue d’avoir ce qu’il fallait pour qu’on m’aime. Ça semblait impossible et les autres me renvoyaient cette image.
Puis, j’ai eu un amoureux. Le meilleur premier amour qu’on puisse imaginer. Déjà à l’époque on essayait de me détruire mon bonheur en me disant toutes sortes de choses infondées sur lui. Ça venait surtout de deux ados lesbiennes qui étaient amoureuses de moi et je l’ai compris par la suite, mais étant déjà convaincue à l’époque que personne ne pouvait m’aimer, je ne pouvais pas voir ce qu’elles faisaient. Je l’ai compris bien plus tard. J’ai mis fin à cette histoire par terreur. Parce que tout ce que je connaissais de l’amour alors, c’était quelque chose qui m’étouffait complètement, quelque chose où je devais disparaître, voire mourir intérieurement pour être ne serait-ce que tolérée à proximité.
Les choses ne se sont pas améliorées par la suite. J’ai vécu des violences psychologiques avec mes autres copains, je me suis fait maltraiter physiquement, j’ai été violée deux fois durant ma vingtaine, plusieurs hommes m’ont dit et fait des horreurs à l’infini. À un moment, j’ai fini sur le canapé à me baver dessus et à avoir de la difficulté à marcher et parler, parce que oui, les chocs psychologiques peuvent affecter le corps au point de restreindre la motricité. Si bien que chaque fois qu’on me dit « Tu ne peux pas te décourager pour une seule mauvais expérience », j’ai envie de répondre : Je n’ai pas 15 ans. J’ai 41 ans. On ne parle pas d’une seule mauvaise expérience. À mon âge, on parle d’au moins 60 mauvaises expériences et non, je ne vais pas me soumettre à l’idée que toutes ces mauvaises expériences sont ma faute. Je l’ai pensé pendant 37 ans malgré le fait que j’étais en thérapie et que je cherchais à me changer pour les autres. J’ai toujours pensé que c’était moi, l’humain insuffisant et inaimable. Celle qui ne valait même pas la peine d’exister, encore moins d’être aimée.
Ce qui me trouble vraiment jusqu’au point de la rage parfois, c’est de constater qu’encore aujourd’hui, même des personnes qui prétendent me connaître mettent la faute et la responsabilité sur moi. Même après que j’aie été laissée à moitié morte, violée inconsciente, dénigrée à l’extrême de la volonté de suicide, que j’aie passé 15 ans en thérapie à travailler sur moi pour enfin être « acceptable » comme humain, c’est encore à moi que l’on attribue la charge des échecs relationnels. Étrangement, les hommes que je rencontre devraient toujours être excusés de leurs comportements. Étrangement, c’est toujours à moi qu’on demande de faire les premiers pas, d’éclaircir les choses ou de les réparer. C’est toujours moi qui dois assumer les responsabilités des hommes. Être l’adulte. Infiniment parentifiée.
On me traite de n’importe quoi. De personne trop difficile. De personne pas assez légère. On rit de mes efforts minuscules pour entrer en contact avec des hommes inconnus sans jamais mesurer la charge de terreur infinie qui m’habite après tout ce que j’ai vécu. Ça doit être moi qui est dysfonctionnelle si je suis incapable de me trouver un homme. On assume aussi que ça devrait être le but de ma vie, comme si je n’avais pas d’existence valide tant qu’un homme ne m’a pas jugée assez bonne pour être « sa femme ». En 2022, oui… Je subis les mêmes commentaires que ma mère a dû subir et qui l’ont convaincue, elle, de rester avec son homme violent. Eux ne doivent jamais fournir un effort. Ils ont des problèmes. Ils sont trop timides. Je dois prendre charge.
Ça a quelque chose d’ahurissant. C’est difficile pour moi de comprendre comment qui que ce soit prétendant me connaître puisse oublier mon histoire et encore me remettre la responsabilité des choses. Comment les gens peuvent penser que je devrais être légère et flirter et… comme si rien ne m’était arrivé. Comme si j’étais une page vierge et non un cerveau qui a traversé tout cela et qui est étrangement encore là pour aimer. Comment est-ce que les gens ne voient pas que c’est un miracle, littéralement, que je puisse encore même avoir un intérêt pour les relations amoureuses? Comment est-ce que vous ne voyez pas la force incroyable que ça prend?