Les déceptions sentimentales (partie 2)

Moi d’abord… mais avec un petit détour avant.

            Hier, quand je suis rentrée de mon premier cours de peinture de la session d’été, j’ai croisé des amis qui avaient une conversation dehors près de chez moi. À un moment, les personnes ayant commis de « mauvaises » choses ont été le sujet. Anthony Hopkins est arrivé dans la conversation et le point de vue des deux autres personnes était qu’il était un homme méchant et égocentrique parce qu’il avait abandonné son enfant pour sa carrière. J’ai tenté d’expliquer que le fait qu’il est autiste et n’a été diagnostiqué que très tard dans sa vie changeait la perspective qu’on pouvait avoir sur son comportement, mais je n’ai pas été entendue. Ma position s’est trouvée ridiculisée et rejetée sans questionnement par des personnes qui, au fond, n’ont vraiment aucune connaissance sur l’autisme et son fonctionnement. Je ne pense pas que ces personnes ont voulu être méchantes en faisant ça, mais je ne me suis pas sentie respectée ni entendue et ça m’a blessée. Je suis aussi découragée du fait qu’il n’y a eu aucune question et que même j’avais de la misère à placer une phrase tellement leur point de vue sur la question était fermé. On ne me laissait pas parler. On me coupait sans arrêt la parole. On tournait en ridicule ce que je disais. Il aurait fallu que je crie et là bien sûr on m’aurait dit que j’avais un problème, encore…

            Pourquoi est-ce que ça me heurte personnellement qu’on porte des jugements superficiels et haineux sur Anthony Hopkins, me demanderez-vous? Tout simplement parce que c’est une personne neuro-atypique qui a beaucoup souffert de l’absence de connaissances qu’il y avait sur ce sujet (et qu’il y a encore de nos jours) toute sa vie. C’est facile de se cacher dans des idées reçues comme « Les personnes qui abandonnent leurs enfants son méchantes et égocentriques. ». C’est beaucoup plus long et difficile d’essayer de comprendre pourquoi ça a été fait. Bien qu’il soit certain que le fait d’abandonner son enfant n’est pas quelque chose d’idéal sur un plan moral, il y a quand même vraiment beaucoup de raisons qui font qu’un tel choix peut devenir compréhensible, voire parfois mieux pour l’enfant que l’inverse. Je m’explique. Je précise ici qu’il s’agit d’une autre interprétation et que je suis consciente du fait que je n’ai aucune idée de ce que cet homme a réellement vécu. Je n’excuse pas les comportements douteux qu’il a pu avoir dans sa vie. Je propose juste un autre point de vue, une autre façon de raconter l’histoire.  

            Il est né en 1937, moment où on ne savait pas grand-chose de l’autisme. Il est aussi dyslexique, trouble dont bien qu’il ait été découvert en 1887, on ne sait toujours pas tant de choses encore aujourd’hui, alors imaginez quand lui était petit. Je soupçonne aussi, pour différentes raisons, qu’il est en fait un DE, c’est-à-dire une personne avec une double exceptionnalité. Je pense que sa créativité, son immense potentiel d’apprentissage et d’autres éléments de son parcours pointent vers une douance longtemps non-diagnostiquée, mais qu’il connaît peut-être et garde cachée parce qu’on sait très bien ce que les gens ont comme préjugés face aux personnes qui s’affirment douées. Bien sûr ce n’est pas un jugement professionnel de ma part puisque je n’en ai pas la compétence ni toutes les informations nécessaires à la formation d’un tel diagnostic, simplement une opinion, une impression, une déduction à partir de signes quand même assez caractéristiques de la douance.

            Il est né dans une famille où il n’y avait pas beaucoup d’instruction, chose qui peut être problématique pour un enfant d’une telle intelligence et avec un profil neurologique différent de la norme. Ce n’est pas une garantie, mais si des personnes n’ont jamais eu accès à des connaissances, il est difficile d’exiger d’eux qu’ils la devinent. Je ne condamne donc pas non plus ses parents, mais plutôt une combinaison de facteurs. Sa différence et ses difficultés, au lieu d’être perçues comme un fonctionnement neurologique différent, ont été interprétées comme un manque de discipline, si bien qu’il a été placé dans un pensionnat très jeune, chose que bien des enfants interprètent comme un abandon, abandon s’ajoutant au fait d’avoir déjà été dénigré avant. Il a vécu beaucoup de persécution, d’humiliation et de dénigrement à ce même pensionnat. On le qualifiait de « fou » dès un très jeune âge, chose qui arrive souvent aussi aux personnes qui ne correspondent pas à la norme, ce qui est le cas de plusieurs personnes neuro-atypiques. 

            On sait que l’image de soi se forge très tôt dans l’enfance et que, bien qu’il soit possible de la modifier ultérieurement, cela demande énormément de travail, un travail qui peut s’étaler sur toute une vie. Donc nous avons là un jeune homme qui se fait dire depuis son enfance qu’il est inadéquat, fou, incompétent (aux yeux du système scolaire) et qui a, par son fonctionnement neurologique différent, déjà une façon d’entrer en relation différente avec les autres de la majorité de la population parce qu’il est autiste et que les autistes ne créent pas les liens humains de la même façon que les autres. Leur demander de penser et d’agir comme la norme le fait est aussi non pertinent que d’hurler à une machine programmée pour aller en ligne droite qu’elle est méchante parce qu’elle refuse de tourner comme vous voulez qu’elle le fasse. Les humains ne sont pas des machines bien sûr, mais notre cerveau peut très certainement être comparé à une forme de logiciel et certaines personnes ont des programmations plus rares que d’autres, différentes à différents degrés de la norme. Ces personnes peuvent apprendre au fil du temps à se comporter comme la norme leur demande, mais elles doivent le faire au prix de renier et de violenter leur essence réelle. Et je trouve injuste de leur demander aveuglément de le faire, de l’exiger en y apposant comme menace le fait d’être éjectées du social si elles ne se conforment pas. 

            Nous avons donc là un jeune homme violenté sévèrement, bombardé par son inadéquation au monde qui lui est renvoyée de partout, rendu incapable d’aimer parce qu’on lui a dit qu’il était impossible de l’aimer et de l’accepter comme il était, qui se découvre soudain un talent dans quelque chose, être acteur, chose qui lui vaut une certaine forme d’attention, d’admiration, d’affection qu’il n’obtient pas en étant lui-même. Que feriez-vous dans son cas? Que choisiriez-vous entre renoncer à ce qui vous vaut le peu d’amour et d’acceptation que vous avez eu dans votre vie pour épouser une norme qui vous a rejetée depuis votre naissance pour devenir un père (un père incapable d’aimer en passant, il ne faut pas l’oublier) ou être vous-même et avoir ce peu d’amour et de reconnaissance que vous vaut votre talent? Dans ces circonstances, personnellement, ça ne me semble pas tellement bizarre qu’il ait choisi sa carrière et qu’il ne se soit pas senti adéquat comme père, ayant déjà des crises de panique intenses au moment où sa première femme est tombée enceinte. C’est possible, j’imagine, de se sentir compétent comme parent même si on n’a pas été parenté soi-même enfant, mais je pense que c’est plutôt rare. Je ne pense pas non plus que sa fille aurait nécessairement été plus heureuse de grandir avec un père froid et distant qui ne savait alors rien lui-même de son propre fonctionnement neurologique. J’ai grandi avec un père qui ignorait ses problèmes et dès un très jeune âge, j’ai souhaité qu’il ne soit pas là. J’ai souhaité vivre sans lui et je ne pouvais pas attendre de quitter la maison. Je suis partie très jeune aussi et quand mon père est venu seul me voir à Montréal une fois quand j’avais 20 ans, je me souviens d’avoir eu l’impression d’être allée au restaurant avec un monsieur inconnu, même si j’avais passé 19 ans de ma vie dans la même maison que lui. 

            Demander à Hopkins d’avoir deviné, dans une époque où son trouble était complètement méconnu (et les connaissances sont encore partielles aujourd’hui) d’avoir compris son propre fonctionnement et d’avoir surmonté toute la haine et le mépris reçus pour transcender tout cela et faire le choix noble d’être un père parfait pour un enfant dont on n’a aucune idée de s’il l’avait désiré, ni même s’il avait désiré réellement marier cette femme ou si ce n’était pas juste une forme de soumission à la norme est complètement irréaliste et, à la limite, irrationnel. Cela découle d’une projection d’idées reçues qui n’ont pas de réels fondements, comme les fameux « liens du sang » fiction perverse et fausse s’il en est une… Je me souviens qu’après avoir été violée à 20 ans, quand je me suis présentée au service de psychologie de l’université que je fréquentais, l’homme qui m’a accueillie et qui faisait en quelque sorte le « triage » pour me référer au meilleur psychologue selon les problématiques que je vivais (parce que tous les psychologues ne sont pas aussi bons pour tous les problèmes puisqu’ils ont leur spécialisation et intérêts comme tout le monde), une des première choses qu’il m’a dite c’est que dans la vie, les seules personnes que nous ne choisissions pas sont nos parents et que nous sommes confrontés à une pression et de fausses idées sociales voulant que nous soyons obligés de les aimer et qu’eux aussi sont dans l’obligation de nous aimer, mais que ce n’est pas le cas. Dans les faits, nous n’avons aucune obligation d’aimer des personnes qui nous ont été imposées. Les parents ont une obligation, une responsabilité de veiller à la survie et à ce que les besoins de base des enfants soient comblés, ce en quoi Hopkins a failli, de toute évidence et il peut être tenu coupable de cela si vous le désirez, mais l’amour ne peut pas être forcé ni imposé. Il ne vient pas toujours naturellement non plus, contrairement à ce que des mythes comme celui de l’instinct maternel suggèrent. L’amour naît et se construit par des actions à travers le temps, mais encore faut-il être capable et disponible intérieurement pour poser ces actions, chose qui n’est pas toujours accessible à une personne ayant été sévèrement maltraitée. J’ai quand même ressenti le plus grand soulagement et le plus immense sentiment de liberté que j’ai connu de ma vie quand cet homme inconnu, le psy du triage, m’a libérée de l’obligation de me soumettre à la vision tyrannique de l’amour que mes parents et la société ont. 

            Je parle de lui, Anthony Hopkins, parce que c’est aussi ce que j’ai vécu, en un sens et bien que je sois évidemment différente de cet homme, il y a des choses dans son parcours qui m’apparaissent évidentes parce que je les ai aussi traversées, parfois d’une façon similaire, parfois d’une façon différente. J’ai par exemple aussi essayé de me détruire par différentes substances comme il l’a fait un temps, d’aplanir ma différence avec les autres et mon mal-être en buvant trop, par exemple. Je pense que les personnes neurotypiques sous-estiment gravement la souffrance qu’il y a à passer sa vie, dès la naissance, à se faire dire qu’on est anormal, inadéquat, bizarre, parce qu’on a un fonctionnement différent. Je pense que bien des personnes neurotypiques n’y réfléchissent pas une seule seconde et projettent violemment leur fonctionnement sur les autres, nous violentant encore par le fait même, augmentant notre souffrance.   

            Je ferai des parallèles plus clairs avec mon histoire personnelle dans le prochain billet, mais c’était important pour moi d’expliquer ça avant d’aller plus de l’avant et de montrer que, quand on a une différence neurologique qui nous fait souffrir depuis l’enfance, même une conversation apparemment anodine sur un acteur connu peut refléter en fait une attitude sociale répandue qui est à la source de nos souffrances et qui vient les réactiver encore. Le voir rejeté et condamné ainsi sans tenir aucun compte de la spécificité de son fonctionnement et de son histoire m’a fait mal parce que c’est aussi l’histoire de ma vie et de ma souffrance.

            À bientôt!            

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