
J’ai grandi dans un environnement où la femme était sans cesse dévalorisée. Elle l’était dans la société, mais elle l’était aussi à la maison. Je me rappelle, il y a quelques années, avoir subi une moue de mépris d’une jeune femme quand je lui ai dit qu’à son âge, je n’étais pas féministe. Elle semblait penser alors qu’elle était meilleure et plus intelligente que moi, que je faisais pitié aussi en quelque sorte. C’est facile, de naturaliser nos concepts présents et de s’imaginer qu’à la place des autres on aurait mieux agi à leur époque. Ce n’est souvent pas vrai.
J’écris un livre là-dessus que je finirai bien un jour si je finis par arriver à croire assez en moi, mais c’est une histoire pour un autre jour. Je ne mettrai donc pas tous les détails ici, mais ils existent en potentiel littéraire. Je suis née au début des années 80. Mon père avait différents problèmes. Ma mère aussi. Mon père exerçait une forme de violence principalement psychologique sur toute la famille. Ma mère s’excusait d’exister. Je pense que la phrase que j’ai entendu le plus souvent sortir de sa bouche de ma naissance jusqu’à aujourd’hui, c’est qu’elle n’aurait jamais rien fait de sa vie si elle n’avait pas rencontré mon père. Elle se voit comme inexistante, comme non pertinente, comme incapable, sauf en certaines petites sphères, mais comme elle ne prend pas la peine de conscientiser ses accomplissements et ses compétences, elle reste toujours dans cette absence de conscience d’elle-même. Ma mère s’efface. Ma mère s’empêche d’exister. Elle s’excuse de le faire si jamais elle ose quoi que ce soit.
Elle a pris un peu plus confiance en elle avec le temps, mais elle reste dans une forme de demi-vie où tout est tourné vers mon père qui se contente très bien d’être continuellement le centre d’attention. L’autre phrase que je l’ai entendu le plus souvent dire, dès mon plus jeune âge, c’est que c’est lui l’enfant et qu’il faut que je sois raisonnable… que je dois m’occuper de lui… comme une bonne femme, comme une bonne maman. On infantilise encore beaucoup les hommes aujourd’hui. Ça n’a pas cessé… et plusieurs se sentent bousculés par la moindre prise de responsabilité ou par le moindre compromis qu’on leur demande. Pas tous, non, mais beaucoup.
J’ai compris très vite que je ne voulais pas être comme ma mère. Aujourd’hui, je vois sa situation comme un mélange du fait d’avoir réellement été victime d’une personne violente, mais aussi comme une forme de victimisation, un refus d’exister dont elle s’est satisfaite, en bonne partie à cause de la peur. Je pense aussi beaucoup de bonnes choses de ma mère, mais je ne peux pas être proche d’elle parce qu’elle m’a fait beaucoup de mal au cours de ma vie, beaucoup de mal qu’elle ne peut pas conscientiser parce qu’elle est trop prise dans cette image d’elle-même qu’elle s’impose et impose aux autres, soit qu’elle est douce et incapable de méchanceté. Ne dérogez surtout pas de cette vision, sinon vous risquez d’en payer le prix, dans mon cas c’est allé jusqu’à me faire recommander par elle de me suicider… ce qui est la principale raison de mon éloignement. Elle est dangereuse pour moi. On est donc loin de la maman réconfortante…
Je n’étais pas féministe quand j’étais plus jeune, parce qu’on m’avait enseigné une image répugnante des femmes. Inconsciemment, enfant, j’ai très vite acquis l’idée qu’il ne serait pas très bon pour moi d’accepter d’être une femme. Ma mère parlait contre elle-même, mon père parlait contre elle. Tous les deux avaient une vision très étriquée des femmes comme fragiles, douces, soumises, disponibles, au service de… et tout manquement à cela était puni. Vous étiez inadéquate, fautive, répugnante… inaimable. J’ai donc grandi en me détestant moi-même parce que non seulement j’étais une femme, objet de dégoût et de mépris au foyer et dans la société, mais aussi parce que je n’étais pas une femme « comme il faut ». À la puberté, j’ai ressenti une haine énorme et une immense violence envers mon propre corps quand les premiers signes de féminité corporelle se sont présentés. Mon père faisait des commentaires sexuellement déplacés sur mon corps, ma mère me le présentait comme décevant dans son apparence, puisque je n’étais pas girlie ni rose. Je suis douce quand je veux l’être et quand je me sens en sécurité. Ce n’est pas mon mode d’être par défaut… tout simplement parce que cela m’a coûté beaucoup de l’être constamment… Je suis vite devenue toute noire, dissimulée, honteuse et désintéressée de moi-même tout en affichant et vivant une forme de rébellion qui n’était pas qu’adolescente et qui touche en fait aux fondements même du social.
Cette rébellion provenait aussi en partie du fait que je suis neuro atypique et que je ne le savais pas. Le monde, son fonctionnement, ne faisait aucun sens pour moi. (C’est encore un peu le cas aujourd’hui.) Je ne suis pas une personne transgenre. Je suis une femme à qui on avait appris à détester les femmes. Je m’identifiais davantage à des acteurs androgynes et sensibles comme River Phoenix qu’aux jeunes femmes passives qu’on me présentait dans les films que je regardais inlassablement à la télévision. Je ne voulais pas attendre d’être choisie. Je voulais vivre. J’ai fait plusieurs choses qu’on n’associait pas aux jeunes femmes. J’ai été punie. Sauvagement. À de multiples reprises. Je le suis encore, en un sens.
Adolescente, j’ai pensé qu’un jour les choses seraient différentes. Cela m’effraie terriblement de constater encore trop souvent que la société n’avance qu’infiniment lentement. J’ai subi beaucoup de violence de la part des autres à cause de mes différences. J’en vis encore. Je refuse de me soumettre pour autant. Être violée, fétichisée, inventée puis rejetée parce que je ne corresponds pas à ce que l’autre avait imaginé que je serais au lieu d’essayer de me connaître et… Devoir subir des modèles de couples qui ne me conviennent pas. Me voir demander d’être comme ma mère, effacée, sans vie, toujours disponible même en 2022… Se faire dire le plus sérieusement du monde que les femmes deviennent laides en vieillissant. Qu’on s’attende à ce que je sois jolie et douce peu importe ce qu’on me fait. Me faire demander d’être rien et de ne surtout pas dépasser qui que ce soit par mes accomplissements parce que sinon on ne pourra pas m’aimer. Ne surtout jamais me faire interroger avec bienveillance sur ma vie, mon identité, avec l’intention de me comprendre. Me faire plutôt juger sans arrêt. Ne pas être vue parce que je ne corresponds pas à un modèle féminin dont on dit qu’il est dépassé depuis longtemps, mais qui reste pourtant violemment actif dans l’esprit de trop de personnes. Me faire réduire sans arrêt à ma sexualité, mon potentiel d’attraction physique et… C’est épuisant. Ça a quelque chose de terrorisant aussi.
Je ne suis toujours pas certaine de savoir ce que cela signifie, pour moi, être une femme. Je suis en devenir féministe depuis longtemps maintenant. Je considère que je le suis, mais je parle de devenir parce que pour moi ce n’est pas un état statique. C’est quelque chose qui s’actualise sans cesse. C’est le cas parce que nous sommes tous porteurs d’une infinité de préjugés hérités du passé qui encrassent les esprits et que nous sommes responsables de décortiquer sans arrêt si on veut un jour arriver à un monde où il y aura plus d’égalité. Je vois encore des jeunes femmes, parmi mes étudiantes, qui ne se considèrent pas féministes. Contrairement à la jeune femme qui m’avait regardée avec mépris, je ne les juge pas. Je sais que c’est parce qu’on leur a majoritairement appris à plaire, à être disponible, à voir les hommes comme des êtres qui justifient leur existence plutôt qu’à se demander qui elles sont et ce qu’elles veulent. Des hommes sous lesquels elles se placent au lieu de pouvoir s’en faire des alliés avec qui cheminer. Oui, il y a de plus en plus d’exceptions. Oui, les choses changent, mais pas assez vite. Nous avons besoin de toute la vie, tout le temps, dans le respect et l’égalité. Pas une pauvre journée par année.
