Attention : Cet article traite d’un crime extrêmement violent comportant une dimension de violence sexuelle qui pourrait perturber plusieurs personnes.
Le deuxième triptyque que j’ai terminé dans mon deuxième cours de peinture est celui concernant Kitty Genovese. Elle aussi est un cas connu… ou en tout cas qu’on pense souvent bien connaître, mais à propos duquel beaucoup de faussetés ont été dites pour servir les médias ou encore les théories des sciences sociales. Kitty Genovese est cette femme qui est morte poignardée dans la cage d’escalier (l’attaque a commencé dans la rue) de son immeuble, la nuit, alors que 38 témoins auraient entendu ses cris sans faire quoi que ce soit. Je ne vais pas parler de son tueur. Il n’est pas important. Il y a bien assez de textes sur lui que vous pouvez lire vous-mêmes. Cette histoire est à l’origine du concept « effet du spectateur » (ou du témoin) ou le « bystander effect » en anglais. L’histoire qu’on a longtemps racontée n’est cependant pas tout à fait exacte.
L’attaque s’est déroulée en deux étapes et non trois comme il a souvent été prétendu. Elle a crié une première fois alors qu’elle était encore dans la rue. L’homme l’a alors poignardée deux fois. Elle s’est ensuite effondrée et a recommencé à crier. Un homme dans un immeuble voisin a crié à l’agresseur de laisser la fille tranquille. L’agresseur a eu peur, a pris la fuite et est allé se cacher dans sa voiture… mais il ne s’est pas arrêté là. Une fois qu’il a vu que malgré le fait que des lumières s’étaient allumées dans plusieurs appartements, personne ne venait voir ce qu’il se passait. Il a déplacé sa voiture et en faisant cela, il a vu Kitty qui se traînait vers un immeuble. Puisque personne ne venait aider la femme, le tueur a décidé qu’il n’était pas très risqué pour lui de retourner vers sa victime qui était très mal déjà et se déplaçait très lentement. Il l’a retrouvée dans la cage d’escalier de l’immeuble où elle habitait où elle s’était cachée. Il l’a alors achevée avec neufs coups de poignards. Il la viola pendant qu’elle mourrait et lui vola certains de ses effets personnels avant de quitter.
Kitty Genovese n’est pas morte seule. Elle est en fait morte en compagnie d’une femme, sa voisine de pallier, Sophie Farrer, qui est la femme qui a finalement appelé la police pendant que l’homme attaquait une dernière fois Kitty dans l’escalier. Elle est la seule qui n’ait pas hésité une seconde à appeler la police et courir rejoindre la victime immédiatement après. La compagne de Kitty dormait dans leur appartement pendant tout ce temps. Il a dû être effroyable de constater que son amoureuse était morte comme ça, près de la porte d’entrée pendant qu’elle dormait. La famille de Kitty, qui ne reconnaissait pas le couple homosexuel de leur fille lui ont même pris le chien, après la mort de Kitty, sous prétexte qu’il appartenait à leur fille… comme si ce n’était pas déjà suffisant qu’elle ait perdu la femme qu’elle aimait dans des circonstances atroces.
Effectivement, plusieurs personnes ont eu connaissance de l’attaque, mais le nombre aurait été grandement exagéré. On parle d’une demi-douzaine plutôt que de 38, ce qui est pas mal moins impressionnant et marquant pour l’imaginaire. Ce qui est intéressant, c’est que plusieurs de ces personnes ont décidé de ne pas intervenir, même de ne pas appeler la police pour des raisons qui semblent difficiles à comprendre, comme pour ne pas avoir de problème soi-même, comme si les policiers allaient avouer au meurtrier l’adresse des personnes les ayant appelés. Une personne a dit qu’elle était trop fatiguée pour appeler la police et s’est juste rendormie. Une autre raison évoquée par les témoins est qu’ils pensaient qu’il s’agissait d’une querelle de couple. Celle-là est particulièrement difficile à comprendre pour moi… Il me semble que quand une femme crie au meurtre dans la rue, le fait qu’elle puisse être en couple, voire mariée à la personne qui l’agresse ne change rien. Ça a probablement quelque chose à voir avec le fait que dans les années 60, les femmes étaient encore considérées comme la propriété des hommes, alors les gens ne se mêlaient pas trop de comment un mari traitait sa femme… Ça me fait quand même peur et ça m’attriste beaucoup quand j’y pense. Il y a toutes sortes de raisons qui expliquent l’absence d’action des personnes, mais elles ne sont pas toujours celles qui ont été invoquées par les médias. Le film The Witness, sorti en 2015, en donne un bon aperçu. Le film est raconté du point de vue du frère de Kitty et il cible une bonne partie des éléments de l’histoire qui ont été déformés par les médias et par les études en sciences sociales. Je l’ai trouvé très intéressant, ainsi que la plupart des livres que j’ai lus sur le sujet. Elle était fascinante, je trouve, cette femme.
En même temps… C’est facile de juger ces personnes, mais dans les faits, c’est toujours difficile de savoir comment nous réagirons en situation d’urgence. Je sais que la première fois que ça m’est arrivé, j’ai figé et j’en ai honte. Un homme s’est effondré sur le sol devant moi en crise d’épilepsie et je ne savais pas quoi faire. Je pense suivre des cours de premiers soins pour me sentir moins démunie si ça arrive encore une fois un jour. Mais j’ai déjà entendu une femme crier près de chez moi et j’ai appelé la police. C’est différent quand il y a une distance de quand on est face à la victime directement, je trouve. Dans le documentaire, on apprend qu’en fait plusieurs personnes auraient appelé la police, mais pour se faire dire que quelqu’un d’autre avait déjà appelé sans vraiment demander d’autres détails, si bien que le crime apparemment déjà déclaré semblait en être un autre en fait. Aussi, peut-être que la police ne serait pas venue plus vite parce qu’il y avait souvent des plaintes pour des événements dérangeants qui se passaient dans un bar pas trop loin. Certains témoins n’auraient aussi pas vraiment compris la gravité de ce qui se passait, ce qui, encore une fois, produit un portrait moins terrible de l’égocentrisme et de l’indifférence des supposés témoins. Le portrait des médias visait à marquer l’imaginaire et non à rapporter les faits comme il aurait dû le faire.
J’ai quand même choisi de l’inclure dans l’ensemble des femmes de mon projet même si son histoire est différente, parce que son cas est en quelque sorte exemplaire de ces échecs de la société et des communautés qui la constituent. Même si elle n’est pas tout à fait morte seule, elle a traversé cette horreur toute seule et n’a été accompagnée que lors de ses derniers instants par sa voisine (et la police, certaines versions des faits indiquent qu’elle était encore vivante quand la police est arrivée, mais je ne sais pas si c’est vrai).
J’ai choisi, comme pour les autres de représenter le lieu où elle est morte à l’extérieur du triptyque. Cette fois-ci il s’agit du lieu où elle est morte vu d’en bas et propre avant la mort. À l’intérieur se trouve un portrait d’elle sans les traits du visage, pour indiquer la déshumanisation faite par les autres et qui l’a conduite à mourir de la sorte sur le panneau de gauche. Le panneau du centre montre la même cage d’escalier sous un autre angle, mais cette fois-ci avec le sol taché de sang à l’endroit où elle a été retrouvée. Le panneau de droite représente le bas de son corps couvert de sang à cause du viol et des coups de poignards. Toutes les photos du crime sont en noir et blanc. J’ai choisi le jaune pour la représenter parce que les descriptions d’elle faites par ses proches m’ont fait la trouver lumineuse.
Pour finir, j’aimerais revenir sur la question de si ça me déprime ou pas de travailler sur ce type de sujet… Cela rejoint pour moi la question de l’empathie, qui est si souvent mal comprise et sur laquelle j’écrirai bientôt. L’empathie, contrairement à ce que plusieurs personnes semblent penser, n’est pas le fait de souffrir autant (parfois plus dans le cas des martyrs artificiels) que la personne à qui les événements sont arrivés. L’empathie c’est se mettre à la place de l’autre, mais tout en étant capable de comprendre où on commence et où on finit. Ne pas faire semblant que c’est à nous que ça arrive. Ne pas prétendre qu’on souffre autant que l’autre. Ne pas s’approprier sa souffrance ni lui demander de ne pas en parler parce que ça nous fait trop souffrir. Ça me dégoûte comment certaines personnes se mettent au centre du vécu de l’autre. Ça ne me déprime pas de travailler là-dessus tout simplement parce que ce n’est pas à propos de moi et ce serait obscène de ma part de m’attribuer sa souffrance. Ce n’est pas le temps de penser à moi, mais à elles, à ces femmes et à ce qu’elles ont vécu. Je suis triste qu’autant de femmes soient mortes et meurent encore de cette façon, mais ma place c’est de les accompagner et non de fuir ou de cacher leur souffrance parce qu’elle est difficile à supporter. C’est ça l’empathie : se mettre dans la peau de l’autre et l’aider à passer d’une situation difficile à autre chose, sans me laisser engloutir, sans prétendre que c’est à moi que ça arrive.
À plus!