Dans mon texte précédent, je parlais de comment l’enfant est en quelque sorte prisonnier de l’endroit où il grandit. Ne pouvant pas survivre en dehors du milieu familial sans aide, il n’a alors pas beaucoup de choix. On pourrait dire qu’il n’en a que quatre et qu’aucun d’eux n’est idéal.
L’enfant désespéré peut choisir de mourir. Option épouvantable, mais réelle, surtout s’il n’arrive pas à trouver de l’aide. C’est l’option à ne pas choisir.
L’enfant peut choisir de se révolter. Le problème, avec ce choix, est que l’enfant, aussi intelligent soit-il, dispose souvent de moins de ressources, de moins de connaissances et de moins d’expérience que l’adulte violent qui cherche à le contrôler, voire à le détruire consciemment ou pas. Il résultera alors, de ses tentatives de révolte, une escalade de la violence exercée contre l’enfant qui finira alors, probablement très blessé, par se soumettre ou s’enfuir… ou encore mourir sous les violences devenues intolérables.
L’enfant a aussi le choix de se soumettre pour le temps où il doit rester dans sa famille. Cela impliquera beaucoup de renoncements. Cela peut aller jusqu’au renoncement total à soi. Le problème avec cela est qu’il risque quand même d’intégrer, du moins pendant le temps où il est toujours à la maison et n’a pas développé d’esprit critique, l’image négative de lui-même que lui envoie sont parent. Cette image sera présente, sous le niveau de conscience, et déterminera ses actions et réactions dans tous les domaines de sa vie.
L’enfant peut enfin tout simplement croire que ce que le parent lui fait et lui dit est complètement normal et intégrer toutes les choses horribles que l’adulte lui dit et lui fait comme s’il s’agissait de la vérité. C’est possible que cela arrive si l’enfant grandissant de ce milieu n’a pas vraiment de point de comparaison extérieur. Il n’a par exemple alors pas d’autre adulte ou d’ami qui peut lui dire qu’il est intelligent, alors qu’à la maison on lui dit qu’il est stupide.
La plupart d’entre nous, anciens enfants violentés, avons choisi d’alterner les stratégies selon ce qui était possible à différents moments de nos vies, que ce soit de façon consciente ou pas. Cela nous a permis de naviguer au sein des violences vécues et d’avoir la vie la plus tolérable possible dans les circonstances.
Je me souviens d’avoir tout essayé et d’en avoir subi les conséquences.
Je me souviens surtout que longtemps, je n’en parlais pas. C’est parce que j’ai grandi avec un sentiment de honte qui me traversait jusqu’à la moelle des os et me constituait entièrement. Je n’en avais pas conscience tellement cette honte était moi. J’avais à la fois honte de moi et de ma famille, de ce qui s’y passait. La honte est un poison qui tue lentement, ou, du moins, vous place dans un état de vie diminuée.
Cette honte n’est jamais partie.
Je la sens fréquemment remonter en moi.
Je travaille constamment à la faire diminuer.
Cette honte ne m’a donc jamais complètement quittée, même si aujourd’hui je réalise plus rapidement quand on essaie de me faire honte injustement. C’est le cas la plupart du temps en fait, parce qu’ayant grandi dans un environnement très contrôlé, je me surveille constamment. Je fais donc très rarement des choses épouvantables qui me vaudrait une intervention de l’extérieur de la part de personnes se plaçant en position de supériorité face à moi. Les gens essaient quand même. Je reste un peu figée sur le coup, mais après je trouve ça drôle (d’être face à une petite brute intimidatrice qui n’a pas grandi), décourageant et épuisant en même temps.
La honte n’indique pas toujours une faute réelle, à moins que la personne qui l’éprouve ait réellement fait quelque chose pouvant être décrété mal, irrespectueux et… Elle indique beaucoup plus souvent que la personne qui la vit et la montre devant vous a vécu de la violence à un moment ou un autre.
C’est une des raisons pourquoi il ne faut pas dire brusquement et de façon impatiente aux personnes qui s’excusent constamment d’arrêter de le faire. Il ne faut pas le leur dire, parce que c’est encore les prendre en faute, alors qu’elles se sentent déjà constamment en faute. Ça ne fait qu’en rajouter par-dessus.
Je ne parle pas ici des campagnes publiques de sensibilisation pour encourager les femmes à arrêter de s’excuser de prendre de la place. Ça, ça va. C’est positif. Ce n’est pas la même chose. Je pense plutôt aux remarques personnelles qui s’imaginent bienveillantes, mais qui traduisent souvent plutôt une forme d’impatience et d’inconfort jugé inacceptable de la personne qui les fait envers le malaise de l’autre.
J’ai lu certaines études qui disent en ce sens que même le fonctionnement du cerveau a été affecté par les violences au point où cela devient une sorte de mécanisme automatique lié à la peur vécue antérieurement. Dès que quelque chose évoque le moindrement des circonstances passées, les mots sortent de la bouche avant même d’avoir eu le temps d’y penser. Ces personnes ne sont donc même pas consciente d’être encore en train de s’excuser la plupart du temps.
Dans un monde comme le nôtre où on encourage sans cesse les individus à prendre de la place et se faire remarquer en état agressif ou violent s’il le faut (conseils absurdes s’il en est… même si oui, il faut savoir prendre sa place, mais la distinction entre prendre sa place et écraser l’autre inutilement n’est pas nécessairement claire pour tout le monde. On peut prendre sa place tranquillement, décemment, avec respect et fermeté.), ces personnes qui s’excusent détonnent. Elles sont souvent vues comme faibles aussi, alors que ce n’est pas le cas. Elles ont survécu aux violences, après tout… il ne faut pas l’oublier.
En fait, ce que beaucoup ignorent, c’est qu’une personne qui s’excuse souvent n’est pas nécessairement non affirmée. Ça peut tout simplement être un vieux réflexe ou même juste de la politesse, mais beaucoup confondent cela avec de la passivité ou une gêne, voire un refus d’exister. Par exemple, je me retrouve souvent à devoir expliquer, au travail, si j’ai interrompu quelqu’un pour lui poser une question et que je m’excuse et qu’il me dit brutalement : « Arrête de t’excuser ! », que c’était juste de la politesse parce que j’avais interrompu la tâche qu’il était en train de faire. Cette haine du fait de s’excuser a pris des proportions ridicules… et finalement beaucoup ne s’excusent pas, même s’ils vous ont fait quelque chose de réellement blessant… au nom de leur droit d’exister sans jamais être jugé ! Ce qui bien sûr aussi est une fausse croyance. Si vous passez votre temps à faire des choses blessantes, les autres ont le droit de vous signifier leur désaccord avec votre comportement. C’est juste normal… C’est une question de civisme minimal.
Je me souviens aussi d’un ami qui voulait devenir psychologue et qui disait mépriser les personnes qui s’excusent sans arrêt parce que cela signifie qu’elles ont honte d’exister. Il disait qu’il devrait faire semblant dans sa pratique parce qu’il n’avait aucun respect pour elles. Encore une violence de plus. L’aveuglement et l’ignorance sur ce sujet sont très grands. J’ai peur pour ses patients parfois. J’espère qu’il a changé.
Ce qu’il faut en retenir c’est que la honte vous enferme. Elle vous maintient dans une vision de vous-même qui n’a pas droit à l’existence. Il faudra travailler beaucoup à défaire l’absurdité qu’on vous a entré de force dans le cerveau afin de voir à quel point il est ridicule, et surtout faux, de penser qu’un être humain n’a pas le droit de vivre alors que les autres qui le maltraitent peuvent le faire sans condition de leur côté. Il faudra le faire, parce que cette honte intégrée est justement un des plus grands obstacles à la prise de conscience du fait qu’on est en train de vivre de la violence dans nos relations.
Il faut plutôt faire sentir aux personnes qui s’excusent trop qu’elles sont acceptées et accueillies même si elles s’excusent sans cesse. Elle finiront pas le faire moins avec le temps, voire à arrêter de le faire complètement.
Il faut que ça change, à la fois sur le plan personnel et dans la société.