La vie du langage

            Je pense qu’une des choses qui m’a le plus surprise quand j’ai recommencé à dessiner, en dehors des effets physiques liés aux violences que j’avais vécues, est la difficulté que j’avais à être avec moi-même. Je trouvais très difficile de me concentrer sur quelque chose que j’étais en train de produire. Encore plus quelque chose qui devait sortir de mon imagination, comme je l’ai mentionné quelques textes plus tôt.

            J’avais de la difficulté à écrire et j’avais de la difficulté à dessiner. Quand nous avions des consignes imposées de l’extérieur, ça n’allait pas trop mal. Je pouvais produire des choses assez anodines et simples comme cela :

 

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            Par contre, quand je voulais faire quelque chose qui soit lié à mon vécu et qui corresponde au projet important que je voulais faire, mon corps et mon esprit bloquaient. Je ne suis pas un cas à part. Souvent on sous-estime beaucoup les effets que la violence psychologique répétée peut avoir sur le fonctionnement de la personne, alors qu’ils sont très nombreux et très pénibles à vivre.

            Les vieilles phrases comme « Sticks and stones may break my bonesbut words will never break me. »,voulant que les coups puissent nous faire mal, mais pas les mots, ont été démontrées fausses depuis longtemps. Il y a même des études récentes (mais il en faudra plus) qui suggèrent que le fait de vivre de la violence psychologique affecte le fonctionnement et la structure du cerveau, particulièrement les zones liées à la capacité d’apprentissage. La négligence et un niveau élevé de stress dans l’enfance peuvent également vous affecter gravement parce qu’elles sont aussi des formes de violence.

            Les blessures liées au langage dépendent de toutes sortes de facteurs allant de qui dit les mots, à comment, à quel moment, dans quel dessein et… Une personne qui vous insulte est une personne qui vous voit de haut, se sent supérieure à vous (alors qu’il y a souvent bien peu de raisons objectives de penser qu’elle pourrait l’être). Mais le fait de se faire réduire par l’autre comme cela n’a clairement jamais rien de sain pour vous sur le plan psychologique. Les insultes vous pointe comme différent, voire vous excluent du groupe humain, vous isolent.

            Les blessures dépendent aussi de votre sensibilité au langage. Je suis une personne extrêmement sensible au langage, raison pour laquelle j’en ai fait ma vie. Tout mon être, toutes mes pensées sont tournées principalement vers le langage (et mon chien aussi, d’accord, je l’avoue). Le langage peut me faire trembler de peur, me terroriser, autant qu’il peut me conduire au bord de l’orgasme. Cette sensibilité est une grande force, mais elle peut aussi me rendre vulnérable à d’autres moments.

            Chose ironique, je pense que j’ai en partie développé cette sensibilité et cet intérêt pour le langage parce que j’ai vécu beaucoup de violence psychologique dans l’enfance. Passer des années à devoir analyser, décoder ce que vous dit votre parent, comme les insultes déguisées, les mensonges et… peut vous conduire assez directement à un intérêt marqué pour les mots, le fonctionnement, la vie du langage. J’ai également un cerveau neuro-atypique qui vient compléter l’explication de mon intérêt pour le langage et de ma sensibilité, sans pour autant l’expliquer complètement non plus.

            Alors, dans mon cours de bande dessinée, je me sentais particulièrement vulnérable devant ma feuille. Ce n’est pas que je ne savais pas quoi dire ou que je n’avais pas d’idée. J’ai la tête pleine d’idées au point d’avoir au moins une dizaine de livres et un nombre immense d’articles en projets, là, à l’intérieur de mon petit crâne. Revivre les évènements en les écrivant n’est pas non plus un problème pour moi quand j’y pense.

            Il reste que dans les faits, il restait de la peur et de la souffrance qui causaient le retour de la sidération et me vidait la tête complètement. Après un temps d’hésitation, j’ai fini par choisir un évènement qui m’était arrivé et par faire un petit storyboard maladroit :

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            J’ai ensuite travaillé fort à la maison pendant plusieurs jours, par petites périodes de quelques minutes parce que c’était tout ce que je pouvais supporter à chaque fois et j’ai alors « terminé » ma première bande dessinée un peu plus complète. Je ne l’ai jamais complètement terminée en fait. J’étais encore pas mal déprimée. J’avais de la difficulté à finir les choses… Mais la voici quand même :

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            Elle raconte un évènement qui peut sembler anodin, mais qui montre en fait plusieurs micro-violences faites par l’homme que je voyais à ce moment. Des comportements comme arriver systématiquement très en retard (ce qui est une affirmation du fait que vous et votre temps n’êtes pas vraiment important), ne pas avoir mangé en plus, alors qu’il sait qu’on part quelque part pour faire quelque chose qui est important pour moi, prendre son temps pour manger ensuite et se montrer déçu de ce que je lui offre alors qu’il n’était jamais prévu qu’il mange chez moi et d’autres éléments qui sont présents dans ces petits dessins. C’est la chronicité de ces comportements qui les rend violents, leur récurrence.

            Pendant cet été-là, je suis partie pendant un mois dans les Maritimes. J’avais acheté une petite table lumineuse, des papiers assez solides pour accueillir mes expérimentations et assez de crayons pour survivre au voyage.

            Mon premier arrêt était chez une amie d’adolescence, dans la ville où je suis née. Elle et sa copine m’accueillaient pour une nuit, le temps de petites retrouvailles avant que je reprenne la route.

            Quand j’ai montré la bande dessinée que j’avais eu tant de peine à sortir de moi dans ce premier cours de bande dessinée, moment où j’avais recommencé à dessiner après un arrêt de plusieurs années, la conjointe de mon amie a dit : « J’aimerais ça faire de la bande dessinée, mais ça ne sert à rien. Quand j’essaie de dessiner, ça donne quelque chose comme ce que tu fais… ça n’a l’air de rien ».

            Je suis restée bouche-bée.

            C’est vrai, que les dessins ne sont pas très réussis. C’est vrai aussi qu’elle ne savait pas tout du combat intérieur que je menais, même si elle en savait quand même beaucoup. C’est quand même profondément mesquin de sa part, de faire ce genre de commentaire à une personne en train d’apprendre quelque chose de nouveau pour elle.

            Elle ne sait pas que le langage qu’elle utilise et les choses qu’elle choisit de dire révèlent toujours en bonne partie qui elle est. Beaucoup de personnes l’ignorent, en fait, mais au-delà de quelques maladresses ponctuelles, vous pouvez identifier quand même assez clairement ce que l’autre pense de vous et de ce que vous faites dans la façon dont il vous parle et dans les mots qu’il utilise.

            Ici, j’ai vu une femme souffrant d’insécurité et de jalousie. Une femme qui croit encore que le dessin est un don et non quelque chose qui s’apprend graduellement. Une femme qui n’a pas beaucoup de souci de comment elle traite les autres. J’ai vu d’autres choses, mais c’est assez et j’avais raison.

            Après, quand sa copine est sortie de la pièce, mon amie m’a dit de ne pas m’inquiéter. Elle a dit qu’elle avait probablement eu un choc en lisant la bande dessinée sur mon ex violent, parce qu’elle-même adopte plusieurs de ces comportements au quotidien…

            Ça m’a un peu soulagée, mais quand même… Je pense qu’on devrait tous faire un effort. La violence psychologique est très mal connue et plusieurs personnes en vivent sans même le savoir et cela affecte gravement leur qualité de vie.

            Je pense aussi qu’il est possible, sans être complaisant dans ses commentaires, d’être encourageant même si on n’aime pas ce que l’autre fait.

            J’ai continué à dessiner, même si pour elle, ça n’avait « l’air de rien ».

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