La sidération (suite)

            Je me souviens de comment je me sentais divisée face au cours de bande dessinée que j’avais choisi de suivre. D’un côté, des sentiments d’espoir et d’enthousiasme me donnaient envie de continuer à suivre le cours pour voir si je m’améliorerais. D’un autre côté, à chaque samedi matin, avant le cours, mon corps commençait à devenir lourd.

            Parfois le poids de mon corps était si intense que j’avais l’impression que j’allais m’endormir. C’est comme s’il se fermait aussi, devenait une carapace au centre de laquelle je me coupe de tout par la fatigue.

            Je fais ça depuis l’enfance : quand quelque chose de trop difficile sur le plan émotif m’habite, mon corps tente de me faire dormir. Enfant, ça allait jusqu’à me faire feindre d’être malade et ça me rendait plus crédible, le fait de me sentir réellement si fatiguée. Souvent je le faisais parce que je pensais que cela éviterait qu’un conflit éclate à la maison.

            La plupart du temps ça marchait.

            C’est probablement donc en partie aussi à cause de cela que mon corps a continué à réagir de la même façon lorsqu’une tempête émotive ou affective approche.

            Ce que j’ai pris pour une volonté, enfant, de faire cesser les conflits, n’était peut-être en fait qu’un forme d’instinct de conservation. Une façon d’arrêter les coups dans les objets, les cris, les horreurs qui sortaient des bouches en me montrant vulnérable d’une façon qu’un parent doit comprendre, peut comprendre malgré ses propres problèmes.

            Donc, avant mes cours de dessin, mon corps devenait lourd comme il devenait lourd quand j’avais peur de ce qui se passait chez moi.

            Ensuite, je commençais à penser que peut-être je ne devrais pas y aller. C’était l’hiver, après tout… Ainsi, rester à la maison semblait éventuellement presque plus raisonnable que sortir. Je finissais souvent par m’en convaincre, en tout cas.

            Après les attaques commençaient. Je commençais à me dire que ce n’était pas pour moi, que j’étais complètement ridicule de penser que ce serait possible qu’un jour je sois capable de dessiner, et encore moins probable que je fasse de la bande dessinée. J’étais incapable de dessiner. J’assumais aussi inévitablement que je n’avais rien à dire.

            Ça commençait mal…

            Pourquoi écrire ? Pourquoi tenter quoi que ce soit ?

            C’était difficile de penser que cela valait la peine de faire un effort.

            Une fois ou deux je suis restée enfermée dans l’appartement, ayant d’abord trop honte de sortir et ayant ensuite honte de ne pas avoir réussi à sortir.

            C’était un progrès, quand même, parce que pour d’autres activités je n’avais réussi qu’à aller à un cours ou deux.

            Pour aller à ce cours, par contre, la plupart du temps, j’arrivais à bouger. Pour ce faire, il fallait tuer toute pensée liée au fait qu’il y avait un doute par rapport à si j’irais au cours ou pas, au moment où elle se présentait.

            Alors j’arrivais à mettre mes choses dans mon sac très rapidement, mettre mon manteau et ensuite foncer dans l’hiver vers les cours.

            Même alors, une fois en route, je devrais subir des étourdissements et encore des coups de fatigue jusqu’au moment où finalement j’arriverais devant le bâtiment où se donnait le cours.

            Après il faudrait trouver le courage d’entrer…

            Même s’il n’y avait pas de violence subie dans ce cours de bande dessinée, celles vécues d’une part dans l’enfance et l’adolescence et celles vécues plus tard, celles que je voulais mettre en dessins, remontaient en moi. Elles ramenaient avec elles une part des mécanismes de défense contre le traumatisme qui s’étaient déployés en moi lors de ces moments.

            Dans le cas de mon père, la violence réside entre autres dans le caractère instable, imprévisible et contradictoire de ses comportements qui s’est étendu sur plusieurs années. La phrase méchante voulant que je ne sois pas l’artiste de la famille (comme s’il devait n’y en avoir qu’un à tout coup) n’était bien sûr pas la première manifestation de méchanceté qui sortait de sa bouche. En fait, quelques années plus tard, à un moment où j’étais devenue incapable de croire quoi que ce soit qui lui sortait de la bouche, il dirait le contraire…

            Le choc, dans ce cas précis, provient en bonne partie du fait que d’un côté, nos parents nous disaient que nous pouvions tout faire dans la vie. De l’autre, ils minaient chacune de nos actions et détruisaient nos intérêts qui nécessitaient un quelconque investissement de leur part, même un investissement aussi infime que d’aller nous reconduire en voiture à quelque part. Ils nous disaient aussi que si une chose était difficile, ce n’était pas pour nous et qu’il valait mieux abandonner.

            Ça devient difficile, dans ce contexte, de croire que quoi que ce soit vaut la peine d’être fait, est même possible. Ça atrophie le désir. Ça laisse l’impression de parents qui voulaient transformer leurs enfants en bibelots immobiles n’ayant aucun désir ni aucun besoin.

            Ce n’était donc pas une sidération totale que j’éprouvais dans le cours, mais plutôt une sorte de retour de celle ayant eu lieu lors d’anciens moments de violence, à un niveau un peu plus modéré. Ça, mélangé avec une forme d’impuissance apprise quand j’étais enfant, parce que s’opposer d’une quelconque façon ne servait qu’à empirer la situation et que j’étais prise là, dans cette maison, parce que j’étais une enfant, justement. Ce sentiment d’impuissance m’empêchait de commencer à penser que c’était vraiment possible de changer ma vie, par exemple en me donnant le droit de créer.

            Alors avant d’entrer dans la salle de cours et devant le papier, je ressentais une forme d’arrêt du monde, une sorte de réaction interne de mort, devant la possibilité que tout tourne mal à nouveau, que cette situation initiale de vie où j’étais ridiculisée, empêchée d’être et découragée de rêver se révèle être éternelle, recommençant sans cesse d’une situation à une autre, d’un endroit du monde à l’autre.

            J’étais cernée.

            Au moins en pensée, en tout cas.

            Le plus souvent, je ne pense pas que cela paraissait. J’ai perfectionné les masques au fil du temps pour essayer de survivre à la peur et faire quand même ce que j’avais à faire et aussi souvent ce que je voulais faire.

            Mais quel enfer à chaque fois… la force qu’il me faut déployer et que personne ne soupçonne. Les autres pensent que tout est facile pour moi, que je suis bonne dans tout. Ils ne savent pas à quel point je m’épuise à vivre en essayant d’échapper à tout ce qui me hante et aux effets secondaires de ce que j’ai vécu pour faire ce que j’aime et ce dont j’ai envie, un peu, au moins. Même leur dire directement ne suffit pas. Ils préfèrent croire que je suis juste chanceuse et pas eux. Ce qui bien sûr me fait vivre un sentiment d’injustice.

            Retour au dessin, au moment du cours, encore habitée par tout cela.

            Un trait, un autre. Essayer de percer le bloc de brume dense qui m’emplit le cerveau pour imaginer quelque chose que je pourrais mettre sur la page. Un jour à la fois, un trait à la fois. Combattre la fatigue qui m’immobilise.

            J’ai quand même fini par commencer à m’amuser un peu :

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