S’avaler

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            Attention : Ce texte traite de violences sexuelles. 

            J’ai commencé à lire Hunger de Roxane Gay. Je voulais la lire depuis longtemps, mais je repoussais toujours, pour différentes raisons, tout en la suivant sur tous les réseaux sociaux auxquels j’appartiens… J’aurais dû la lire avant, parce que je l’aime beaucoup.

            Je suis arrivée à peu près à la moitié du livre maintenant. Je pleure sans arrêt. Je pleure depuis hier soir quand j’ai commencé le livre. Ces larmes sont les bienvenues. Elles attendaient depuis longtemps pour sortir.

            Dans Hunger, Gay explique sa relation à son corps et ce qui est arrivé à celui-ci après qu’elle ait été violée à l’âge de 12 ans par un groupe de garçons qu’elle connaissait, dont celui dont elle était amoureuse. Pour différentes raisons, cette histoire me touche particulièrement.

            La première fois que j’ai été agressée, c’était par quelqu’un dont j’étais amoureuse. Il avait dormi plusieurs fois à mon appartement sans pourtant jamais faire quoi que ce soit de vraiment déplacé. Il a attendu une nuit où j’étais inconsciente pour m’agresser. Je n’ai pas encore raconté cette agression au complet ici. J’y ai seulement fait allusion ici et là. Je le ferai un jour. Quand je parle de mon agression, c’est le plus souvent de celle-là que je parle. J’ai été agressée sexuellement d’autres fois aussi après, mais je n’en parle pas souvent, pour des raisons que je garderai pour moi pour le moment. (Désolée pour mes amis qui liront ceci et qui ne savaient pas. Je ne voulais pas vous rendre tristes.)

            Gay a commencé à vouloir changer son corps après son agression et a développé ce qui semble être un trouble alimentaire relié à cette agression, bien qu’elle n’ait pas encore donné un nom à ce qu’elle fait à son corps là où j’en suis dans ma lecture, sinon manger et le rendre volontairement plus gros. J’ai aussi un trouble alimentaire, même s’il est moins apparent que celui de Gay. J’arrive plutôt bien à le dissimuler jusqu’à présent, même si j’ai engraissé, oui, il y a quelques années. Ce trouble alimentaire est aussi lié aux agressions physiques et psychiques que j’ai vécues.

            Le fait que mon trouble alimentaire ne paraît pas tellement a souvent pour conséquence que les autres ne le prennent pas au sérieux. Je n’ai aussi pas souvent l’occasion d’en parler parce qu’il y a toujours autour quelqu’un qui souffre d’un pire surpoids que moi et qui a donc davantage de raisons de se plaindre que moi… j’ai alors l’air d’être insensible si je parle de ce que je vis… mais on n’a pas besoin d’être squelettique ou énorme pour souffrir d’un trouble alimentaire. On a besoin d’avoir un problème avec son image corporelle et une relation difficile avec la nourriture. C’est tout. Des personnes avec des troubles alimentaires, il y en a de toutes les tailles.

            Le livre de Gay se concentre sur comment elle a pris du poids pour se protéger après son agression. Elle touche cependant une question plus globale, soit comment les corps des personnes en surpoids et des femmes en général, appartiennent à tout le monde autour. Comment tout le monde se donne le droit de commenter, d’évaluer, de regarder, d’apprécier, de dénigrer…

            Même si mon trouble alimentaire est devenu apparent il y a quelques années quand j’ai arrêté de fumer la cigarette après ma dernière relation violente, je pense qu’il était toujours là, déjà, depuis mon enfance. Les agressions, physiques et psychiques, à l’âge adulte, l’ont seulement aggravé, pour oui, me protéger de l’intérêt que des hommes pourraient avoir pour moi. Je n’en voulais plus, de cet intérêt. Je pense que la seule raison pourquoi la situation n’a pas empiré, est que j’ai étrangement beaucoup plus peur de l’obésité que des hommes, malgré tout ce qu’il m’est arrivé avec eux.

            Ce matin, par une troublante coïncidence, j’ai lu que le dernier PFK de Québec avait fermé ses portes à la fin de 2019. Je ne me souviens plus de la dernière fois où j’en ai mangé… mais même si je n’en mangeais plus depuis des années, j’ai une relation un peu tordue avec le PFK, une sorte d’envie secrète d’en avoir qui n’est jamais partie malgré toutes les histoires de faux poulet.

            Quand j’étais enfant, nous n’avions pas vraiment le droit d’avoir des émotions. Quand l’une d’elles pointait son nez, elle était vite étranglée par des frites, du Coca-Cola, du chocolat ou des versions plus raffinées de nourriture délicieuse pleine de calories, dans la mesure où mon père cuisine plutôt bien (Il a même sorti un livre de cuisine il y a quelque temps, dans lequel se trouve probablement une recette pour apprêter l’oie qui porte mon nom… Je ne l’ai pas ouvert, mais ce serait cohérent.). J’ai été une enfant qu’on laissait seule. Une enfant qu’on gavait pour la calmer. Il n’y avait personne à la maison, mais il y avait la télé et des croquettes de poulet. C’est comme ça que je me vois, enfant, abandonnée seule sur le sofa et mangeant sans arrêt. Je ne suis pourtant jamais devenue grosse selon les critères sociaux même si à mes yeux je l’étais terriblement… mais c’est resté là, cette tendance à recourir à la nourriture pour combler quelque chose qui n’est pas offert par l’entourage.

            Manger pour se calmer, manger pour s’amuser, manger pour célébrer, manger pour se détruire… les déclinaisons sont infinies et encouragées par la société qui nous pousse sans cesse à manger plus pour toutes sortes de raisons absurdes. Mon père, lui, utilisait la nourriture pour me manipuler… Quand il y avait quelque chose qu’il voulait que je cache à ma mère, il m’emmenait chez PFK et me faisait promettre de ne pas en parler. Enfant, j’obéissais… Je mangeais délicieusement mon sandwich du Colonel avec la sauce blanche dégoulinant sur mes minuscules mains trop petites pour tenir le sandwich en entier… et je me taisais. Puis, un jour, j’ai arrêté de me taire et les assauts ont empiré, mais j’y reviendrai.

            En plus de cette relation malsaine avec la nourriture, il y a aussi le fait d’être une femme qui me pesait. Je ne voulais pas être une femme. Quand j’étais enfant, et longtemps après, j’ai détesté le fait d’être une femme. Je haïssais chacun des pores de ma peau d’appartenir au sexe féminin. Ce n’était pas une question de vouloir changer de corps, d’avoir l’impression d’être né dans le mauvais. C’était une haine viscérale de moi et de toutes les femmes. Dans ma tête, être une femme, c’était être faible, inintéressante, incapable et bien d’autres qualificatifs épouvantables qu’on m’avait rentrés dans le cerveau. Même si ma perception des femmes a changé, même si je lutte pour elles à tous les jours dans mon travail, il me reste une haine intraitable pour bien des choses qu’on associe aux femmes, pour tout ce qui est girly, pour tout ce qu’on me disait que je devrais être et que je ne me sentais pas être… Je peux respecter le fait que d’autres personnes aiment cela, mais en même temps j’ai un gros problème avec cela et la société qui a produit cela que je dois continuer à explorer…

            Je ne vais pas donner toutes les raisons ici parce que j’écris un livre là-dessus en ce moment… mais lire le livre de Gay, y voir toute cette haine pour un corps que tout autour nous dit d’haïr, ce dégoût de soi, cette peur de l’autre, cette sexualité trouble et… Ça me bouleverse beaucoup.

            Même si je me détestais avant, être agressée m’a laissée avec cette impression d’avoir été cambriolée, qu’il y avait intrusion dans ma maison, que je n’y étais plus la bienvenue, qu’elle ne m’appartenait pas. Mon corps n’était pas à moi. Il ne l’était pas beaucoup avant. J’en avais honte. Il est devenu autre chose. La première fois que j’ai été agressée, je ne me suis pas tournée vers la nourriture. Au lieu de cela, je me suis tournée vers la sexualité, ce qui est une réaction moins commune que l’envie de se cacher et la haine des hommes, mais ça reste quand même une réaction fréquente.

            Je me suis mise à penser qu’il n’y avait que mon corps qui importait. Que c’était la seule chose que j’avais à offrir. Je lisais Kant, Hegel, Dostoïevski et… mais dans mon image de moi, j’étais juste une idiote vide dans un corps qui devait être offert. Je me suis mise à vouloir séduire à tout prix, à réduire mon intérêt à cela. Ça allait mal tourner, c’était certain…

            Je vais continuer ma lecture et je continuerai cette histoire un peu plus tard… Je ne suis pas capable de tout dire d’un coup… mais elles sont une bonne chose, ces larmes… j’en avais besoin. J’avais besoin d’être triste un peu pour moi et ce que j’ai fait à mon pauvre corps.

            J’ai appris que je ne travaillerai pas au début de la session, dont j’aurai un peu plus de temps pour écrire, peindre et dessiner…

            À bientôt !

2 commentaires

  1. Votre histoire me touche beaucoup. Vous avez une façon d’écrire si naturelle et fluide. J’aime votre plume. Et j’attendrai la suite de votre histoire quand elle viendra. Votre cheminement est remarquable. Merci pour ce partage si sensible, si criant de vérité.
    Julie B.

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