La sécurité (2)

Mercredi, 26 juillet 2000

Une tête, c’est bien embêtant. C’est loin de toujours faire ce qu’on veut. Je voudrais la vider complètement. L’expulser en entier après l’avoir fracassée contre une surface quelconque. Je voudrais ne plus rien savoir ni sentir là-dedans, dans cette boîte qui contient mille cris, une émeute sauvage, ravageant tout. Je voudrais comprendre aussi pourquoi ça n’arrête pas de tourner, les pensées. Ça avance bien un peu, à petits pas, mais ça tourne quand même. C’est épuisant à la longue. Je ne sais pas trop ce que je veux. J’en ai une vague idée. Il faut croire que cela s’éclaircira peu à peu. Il faut peut-être une patience que je n’ai pas… et que je n’ai pas envie d’avoir. Dormir. Mieux vaut me reposer. Demain je reprendrai l’évolution hors de la circonvolution/circonlocution.

            Le jour : réfléchir. C’est pas toujours facile. On ne sait pas quel sera le meilleur choix, la plus intéressante conclusion. Je suis bouleversée. Et si je croyais à un autre monde que n’atteindrait qu’une soif insatiable?

C’est un extrait de mon journal quand j’avais 19 ans. C’est mignon, hein? Tourmenté, oui. Dramatique aussi, comme le sont les jeunes personnes. Je pense qu’aujourd’hui je suis encore dramatique, mais que je le suis d’une façon plus constructive. C’est une partie du livre. Je m’y suis mise, oui. Le plan de travail devient plus clair. Ça me donne de l’énergie et de l’espoir.

Quand je me suis levée, le matin du 25 juin pour aller entreprendre mon ménage de parc, j’ai été frappée par le smog et l’odeur de plastique qui régnait. J’ai pensé un moment que ça devait venir du punk qui brûlait des trucs sur une table de pique-nique… mais non. C’était partout. Ça nous avait envahis et ils annonçaient que ça durerait jusqu’à ce matin 10-11h. Maintenant c’est reporté à minuit ce soir, je crois. Peut-être pourrons-nous respirer à nouveau demain. Je n’ai jamais été aussi heureuse d’avoir penser à acheter des purificateurs d’air quand j’étais incapable d’arrêter de tousser après avoir eu la Covid. Je me sens quand même comme quand je fumais 3/4 de paquet de cigarettes par jour… Ça m’inquiète.

Cet air d’apocalypse, il m’a fait repenser à la dernière réunion où je suis allée au travail. Il y avait une collègue qui parlait d’un projet super inspirant qu’elle avait réalisé avec des jeunes et qui était devenu en quelque sorte tentaculaire. J’aime les initiatives qu’elle prend. Elle est beaucoup plus extravertie et rassembleuse que moi et j’apprécie souvent ses projets. J’y vois ses qualités que je respecte. Le projet avait une branche qui impliquait de l’agriculture urbaine. Soudain une voix s’est élevée dans la salle (Je ne sais pas qui c’était et je ne veux pas le savoir. Je sais juste que c’était une femme.) Elle a dit que là il allait falloir que ça s’arrête parce qu’une fille avec une maîtrise en littérature qui joue dans la bouette ça n’a pas d’allure. Pendant que plusieurs rires s’élevaient. Je me sentais comme une extraterrestre. Je me suis un instant demandé ce que je faisais là honnêtement. J’ai préféré ne rien dire, parce que mon état de burn out l’aurait nécessairement formulé de façon agressive. Une autre collègue a fait rire de son intelligence un peu plus tard durant la réunion.

Je suis désolée, mais je ne vois pas comment un diplôme de littérature ferait que nous ne sommes pas concernés par les changements climatiques et que les activités luttant contre ceux-ci seraient en-dessous de nous. Parce que c’est ça, à la fin, l’agriculture urbaine… Une activité visant à créer des îlots verts afin de freiner les chaleurs épouvantables dans les villes et d’aider à filtrer le genre d’air rouge que nous respirons depuis deux jours. Le jardinage c’est aussi super bon pour la santé mentale d’ailleurs. Je me demande parfois si c’est ce que mes collègues se disent en voyant mon jardin sur les réseaux sociaux: « Regarde-la jouer dans la bouette avec son doctorat! C’est ridicule! ». Il me semble au contraire qu’amener nos jeunes, qui sont hyper anxieux et déconnectés du monde parce que trop connectés a leur téléphone, c’est un très bel accomplissement. J’étais heureuse pour elle en tout cas.

Qu’est-ce qu’elles auraient pensé, ces personnes, en me voyant ramasser les déchets des autres bénévolement? Que je suis une sous-humaine? J’ai trouvé cette poupée en tout cas. Je lui ai trouvé l’air enthousiaste alors j’ai croqué son portrait puis je l’ai laissée là afin qu’elle puisse surprendre d’autres personnes.

Être snob, bourgeois, penser qu’on a un statut supérieur aux autres… ce sont des pensées qu’on attribue souvent aux personnes ayant un doctorat. Moi, la littérature ne m’a jamais fait me sentir supérieure aux autres et je ne pense pas que quelque diplôme que ce soit dans quelque discipline que ce soit rend supérieur, devrait nous donner un statut social particulier et surtout nous rendrait non responsables de l’état du monde en nous déresponsabilisant face à l’état de la planète.

Pour moi, la littérature est une des principaux arts pour changer le monde et elle l’a démontré souvent. Elle est entre autres en bonne partie responsable de ce qui a rendu possible de mettre fin à l’esclavage. Elle est toujours un pont vers l’autre dans mon esprit. Elle donne accès plus directement à la subjectivité des autres qui ont des vies auxquelles je n’aurai jamais accès. Elle me donne accès à leur humanité qui vient rejoindre la mienne. Quand j’ai fait mon doctorat, j’ai passé sept ans en compagnie de femmes qu’on avait torturées et traitées comme des déchets plutôt que comme des êtres humains. Ça ne m’a pas donné envie de me sentir supérieure ni de devenir une bourgeoise hypocrite. Ça m’a donner envie d’utiliser mon cerveau pour aider et c’est ce que je fais en enseignant, en écrivant et en créant.

J’ai parfois l’impression que mes valeurs sont trop différentes de celles qui dominent à l’endroit où je travaille, même si oui, j’ai aussi de nombreux collègues qui ont très bon cœur et qui ont des valeurs se rapprochant plus des miennes. J’ai aussi souvent l’impression qu’on me prend pour une imbécile (ou que c’est l’image qu’on veut créer de moi) et que c’est pour ça qu’on me pose toujours des questions sur mes chiens au lieu de me parler des autres sphères de ma vie. J’ai clairement l’impression que si j’avais un chum, des enfants et une maison en banlieue on respecterait plus ma vie. Le problème est que ces choses là ne m’intéressent pas tellement même si je me force quand même à respecter les choix des autres. Même si oui peut-être qu’un jour j’emmènerai les petits vivre à la campagne pour nous épargner un peu de l’apocalypse présente. Je peux chasser et cultiver des légumes. Nous survivrons.

Je pense qu’une des choses que je dois faire pour cultiver mon sentiment de sécurité, c’est de faire le ménage dans mes valeurs et de m’y accrocher solidement dans les périodes d’inconfort puisque je sais qu’elles sont bonnes et qu’elles mènent à la vie et non à l’écrasement et au mépris de l’autre pour se remonter.

J’aime les chiens, oui. Les liens humains sont difficiles pour moi à force de maltraitance. D’ailleurs ce matin j’ai eu une belle aventure de chien justement. J’étais là à promener tranquillement mes chéris quand une demoiselle Jack Russell est sortie de nulle part courant dans la rue sans médaille. Elle s’est mise à me sauter sur les cuisses jusqu’à ce que je la prenne dans mes bras. J’ai décidé de marcher un peu pour voir si je ne trouverais pas son maître irresponsable qui ne lui met aucune forme d’identification. Je me sentais comme une championne à maîtriser ainsi trois chiens en même temps et elle était si mignonne que je l’aurais bien gardée, la pauvre. J’ai fini par trouver sa maison et je l’ai rendue à contrecœur à sa maîtresse qui avait l’air bien insouciante et que inconsciente à mes yeux… mais j’ai bon coeur alors je choisis toujours la chose qui me semble la plus juste.

(Et avant que quelqu’un ne se mêle de le dire, oui oui, avoir des chiens de race c’est une forme de bourgeoise… Le fait est que c’est mon seul caprice et que derrière ce caprice il y a aussi la réflexion et la recherche de quel chien je pourrais vraiment rendre heureux selon mon mode de vie. Chose qui est rarement faite … Si j’écoutais seulement mon coeur et mes envies, j’aurais un Saint-Hubert, un Bouvier australien et/ou un lévrier irlandais… qui seraient cependant bien malheureux dans mon modeste appartement. Un jour, si j’ai plus d’espace, j’aurai des chiens de refuge. Ce n’était pas possible sans bail qui indiquait que j’avais le droit et sans cour arrière… alors je garde mes petits bostons.)

A bientôt, hors du smog idéalement.

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